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Med Sci (Paris). 33(5): 548.
doi: 10.1051/medsci/20173305020.

Perte d’agentivité sans coercition ?
Commentaire à propos de « Coercition et perte d’agentivité » par Emilie Caspar

Jean-Baptiste Van der Henst1*

1Institut des sciences cognitives Marc Jeannerod CNRS - Université de Lyon 1 - UMR 530467 boulevard Pinel, 69675Bron Cedex, France
Corresponding author.
 

Sans même que nous en ayons conscience, nous nous désolidarisons des actions que l’on nous ordonne d’accomplir. L’étude menée par Émilie Caspar [1] () nous instruit d’une manière inédite sur ce que l’être humain éprouve lorsqu’il agit sous l’égide d’un tiers. La perte d’agentivité qui accompagne l’action prescrite montre que nous nous mettons à distance de celle-ci. Une forme de no man’s land s’immisce entre nos actes et nous-même, et cela, indépendamment de nos traits de personnalité ou de nos déterminismes émotionnels. La qualité de l’étude tient notamment à son modus operandi. L’usage de mesures implicites très astucieuses, comme la perception subjective du temps, permet de surmonter les écueils attenants aux jugements explicites et d’accéder plus directement au sentiment d’agentivité. La méthodologie ne sacrifie pas l’éthique sur l’autel du savoir. Alors que les travaux sur l’obéissance ont parfois placé les participants dans des situations très inconfortables, pour ne pas dire dégradantes, en les poussant dans leurs derniers retranchements, ceux-ci sont ici pleinement conscients des conséquences de leurs actes ; ils savent qu’ils n’auront jamais à dépasser certaines limites, et que les pénalités financières ou physiques qu’ils infligeront à un autre participant leur seront à leur tour infligées par ce dernier. Le consentement est ainsi, selon la formule consacrée, parfaitement « éclairé ». On peut néanmoins se demander jusqu’à quel point la méthodologie suivie introduit une authentique situation de coercition. La notion implique, de par sa racine latine et son usage commun, qu’une contrainte s’exerce sur un individu. Cette contrainte peut prendre des formes diverses : de la menace d’une sanction, à des pressions psychologiques répétées, en passant par l’usage pur et simple de la force. Dans la coercition, la contrainte résulte de l’existence de deux volontés irréconciliables, avec l’une qui s’impose, de manière contraignante, à l’autre. Ce ne serait donc pas tant une surprise qu’une action accomplie sous la contrainte, et donc contraire à la volonté de son auteur, conduise à une perte d’agentivité. Mais dans l’étude décrite par Emilie Caspar, la contrainte imposée à l’agent est tout à fait minimale, voire inexistante. Par exemple, dans certaines situations, l’expérimentateur ordonne à l’agent de ne pas infliger de pénalité ; il est fort probable que pour la plupart des participants, il s’agissait là d’un ordre qui ne contrevenait pas à leur volonté. Pourtant, et c’est là que la portée des résultats est encore plus grande que l’usage du terme « coercition » ne le laisse présager, les participants éprouvaient bien une perte d’agentivité. Cela laisse envisager que même dans l’exécution d’une demande anodine, comme « passe-moi le sel », l’esprit pourrait opter pour le mode passif. À la lecture de l’étude, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur les effets possibles de tout un ensemble de facteurs liés aux relations interindividuelles ou au type d’actions prescrites. Sera-t-on plus enclin à regagner de l’agentivité, si celui qui nous demande d’infliger une pénalité est un de nos proches, s’il est une figure prestigieuse ou si nous mésestimons la victime ? Éprouvera-t-on un sentiment d’agentivité plus élevé si l’action prescrite est conforme aux normes sociales auxquelles nous adhérons ? Ou si elle conduit à des effets très positifs pour la cible, un peu comme le facteur qui se sent solidaire de la bonne nouvelle qu’il se contente de transmettre ? À suivre…

(→) Voir le Forum de E.A. Caspar, page 543 de ce numéro

References
1.
Caspar EA. Coercition et perte d’agentivité . Med Sci (Paris). 2017; ; 33 : :543.–7.