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Med Sci (Paris). 33(6–7): 671–672.
doi: 10.1051/medsci/20173306026.

Pour une histoire « alternative » de la médecine

Laurence Monnais1*

1Département d’histoire, Centre d’études de l’Asie de l’est (CETASE) ; Chaire de recherche du Canada sur le pluralisme en santé, Université de Montréal, CP 6128, Succursale Centre- ville, Montréal, QC, H3C 3J7, Canada
Corresponding author.
 

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J’ai d’abord pensé que le silence était la meilleure des réponses au propos de Bertrand Jordan paru dans le numéro d’avril de médecine/sciences en réplique à mon article « Médecines alternatives, du continent nord-américain à l’Asie orientale » [1] (). Puis j’ai relu son texte pour me rendre compte… qu’il n’avait rien compris au mien. Riposter s’est alors imposé, dans l’intention, pédagogique et non polémique, de relever des mésinterprétations criantes et de nombreux raccourcis1. Je veux en même temps m’insurger contre un ton d’une arrogance somme toute assez classique mais néanmoins dommageable car évoluant dans un vide historiographique handicapant et une absence manifeste de discussion sur la place des médecines « alternatives » dans nos sociétés contemporaines.

(→) Voir Repères de L. Monnais, m/s n° 2, février 2017, page 183

J’aurais partagé une position « ambiguë », une tendance au « relativisme » -deux termes utilisés à l’envi, jusque dans le titre de la réplique, il ne manquait plus que l’on me taxe d’« irrationnelle ». B. Jordan use de cette rhétorique de dénigrement que je révèle dans mon article et qui sert ici la décrédibilisation de mon propos et la marginalisation de sa portée. Les termes sont forts, dépréciatifs, insultants à l’endroit d’une discipline, l’histoire de la médecine, qui, par essence, prône une réflexion nuancée et valorise une approche critique, une « science fondée sur les preuves » qui n’évacue aucun sujet d’étude ni aucune façon de le traiter [2]. Ce sont des années de fouille, de confrontation de sources, d’analyse de discours et de comparaison de pratiques, de traduction de repères théoriques comme de représentations profanes, qui permettent d’envisager la versatilité de la médecine, d’en nuancer les manifestations en fonction d’un espace et d’une temporalité. Tous les systèmes médicaux disposent d’une historicité politique, sociale, culturelle, économique.

B. Jordan écrit : « ces “différentes médecines”… semblent souvent être considérées par l’auteure comme des doctrines ayant a priori la même valeur que la médecine “officielle”, sous couvert de “pluralisme médical” » (p. 445). Si je ne suis pas sûre de saisir le sens de cette phrase – de quelle valeur parle-ton ? Théorique ? Méthodologique ? Thérapeutique ? – j’affirme sans détour que je leur donne le même poids historiographique, une mise à niveau nécessaire pour formuler les bonnes hypothèses, dénicher les sources ad hoc, interpréter des silences, déchiffrer faits et biais. Cette démarche (scientifique) n’induit pas une réhabilitation de quelque médecine que ce soit ; elle autorise à mettre au jour un phénomène versatile de coproduction des savoirs et pratiques médicales dont la compétition pour la reconnaissance, le pouvoir, le monopole d’exercice, est partie intégrante. Je ne pousse là aucun agenda politique, même si j’avouerais volontiers porter attention aux attentes et repères des individus malades (ces repères qui peuvent donner lieu à des pratiques de pluralisme médical, expression triviale sous la plume de mon détracteur).

Je ne sais pas si B. Jordan est conscient de son incapacité à penser la science comme une construction historique, ce malgré une littérature de plus en plus dense (certes essentiellement en langue anglaise mais aussi foisonnante du côté d’une épistémologie des sciences francophone) [3]. À moins qu’il ne fasse preuve d’une mauvaise foi tactique ?

Il gomme la mise à l’écart dont les « autres » médecines sont régulièrement l’objet quand il s’agit d’en prouver l’efficacité, absentes ou presque du financement des études cliniques et, par extension, de la production scientifique qui en découle [4]2. Il oblitère le fait que ces mêmes essais ont une histoire qui interroge la valeur de leur systématicité et leur fiabilité [5]. J’oserai en outre faire remarquer que sa définition de la médecine fondée sur les preuves (EBM) se réduit étrangement à un recours aux essais randomisés en double aveugle : il y a d’autres outils à mobiliser dans le travail du clinicien écrivait en 1996 le père de l’EBM, le Dr David Sackett, dont les attentes et l’expérience du patient, réclamant un effort constant de contextualisation des soins [6]. B. Jordan omet la question d’incommensurabilité, préférant convoquer l’ethnopharmacologie, ou plus précisément la standardisation des arsenaux thérapeutiques traditionnels (note 3). Or, l’exemple abonde dans le sens de deux de mes réflexions, celle d’un brouillage des frontières entre systèmes médicaux, que révélerait tout particulièrement bien le médicament, et celle d’une efficacité dont la preuve normalisée néglige les conditions climatiques, sociales, pathologiques pourtant nécessaires à son exercice [7]. Il tient, par contraste, à parler de « notre » médecine, « nos outils de recherche », « nos connaissances scientifiques » (note 3), comme s’il était évident que l’on s’entendait sur ce que cela signifiait : une médecine-science, moderne -pire, occidentale ? Une médecine-étalon assurément.

J’ai pu me méprendre. La démarche de Bertrand Jordan pourrait tout simplement illustrer un effort anxieux, frileux, de protection de « sa » science. à l’heure d’une crispation des postures dans certains débats de santé, des « faits alternatifs », d’un scepticisme à l’endroit de la science alimenté par les réseaux sociaux, il ne serait pas le seul à (ré)agir ainsi – un jour, d’ailleurs, des historiens traduiront ce réflexe. Il faudrait coûte que coûte défendre la biomédecine et, pour ce faire, se remémorer son passé de martyr (ce qui, mentionnons-le, assimile l’histoire de la médecine « officielle », celle de l’anatomie, de la dissection, du recours au cobaye, à une histoire de médecine alternative) et oublier qu’il existe des médecins critiques à l’endroit de la vaccination (parce qu’il est important « d’améliorer la couverture vaccinale » et qu’il faut en conséquence « remobiliser le corps médical » : note 5). Il faudrait marteler que cette même médecine est le résultat d’un progrès linéaire qui a su délaisser le mesmérisme avec clairvoyance, dans une démarche positiviste qui devrait s’assumer pleinement. « La grande absente [de mon article] est la révolution scientifique de la médecine » déplore Jordan (p. 445).

Munie de cette trame narrative, je pouvais évoquer l’acupuncture, technique dont les « capacités analgésiques et anesthésiques » ont reçu l’assentiment biomédical. Je pouvais souligner la dimension idéologique de la médicalisation coloniale et la dénaturation de nombreuses traditions médicales qui y est étroitement associée. Soit dit en passant, Jordan ne se prononce pas sur le jeu de rapprochement/détachement opérant que je fais entre médecines alternatives et traditionnelles, ces dernières constituant des pratiques culturelles en pleine patrimonialisation [8], reposant sur un socle théorique distinct de celui la biomédecine mais dont l’OMS reconnaît « qualité, sécurité et efficacité » [9]. Pour le reste, j’aurais dû savoir me taire. Face à une médecine « officielle » attaquée, il faut pratiquer l’autocensure ou la complaisance.

Bertrand Jordan se permet finalement de me donner une leçon de « bonne écriture » de l’histoire de la médecine. A-t-il envisagé un seul instant que je pourrais lui donner une leçon de « bonne écriture » de la biologie ? J’en doute. Je m’en garderais bien, qu’il se rassure. J’aimerais cependant aiguiser son sens éthique. B. Jordan est membre du comité de rédaction de m/s mais ce n’est pas à ce titre qu’il accuse. S’il me paraît répréhensible d’être à la fois juge et partie, je rappellerai que mon texte a été soumis à un processus rigoureux d’évaluation, qu’il a été publié avec l’assentiment d’une équipe de rédaction qui en avait même proposé le sujet. Le fait que B. Jordan voit dans m/s une revue – « notre revue »-, devant « présente[r] les avancées de cette révolution [médicale] toujours en marche, mettant en perspective les questions éthiques, sociologiques, et cliniques qu’elles soulèvent, sans sectarisme mais en gardant l’exigence de la rationalité et de preuves expérimentales indiscutables » (p. 446) ne justifie ni n’excuse sa sortie, aussi mal informée que désobligeante.

La défiance à l’endroit de la science et des médecins enjoint de mieux communiquer. La réplique de B. Jordan fait fi de cette nécessité [10]. Elle montre toutefois à quel point il est vital que les historiens continuent d’investir le champ de la santé et dynamisent rapidement celui des humanités médicales.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Je tiens à remercier Lucia Candelise, Alexandre Klein et Thomas Gottin pour leurs remarques sur ce texte.
2 Deux récentes tentatives pour mener des essais cliniques sur l’efficacité des produits homéopathiques au Canada (à l’Université de Toronto en 2015 et à celle de McMaster en 2016) marquent clairement les obstacles existant en amont même d’une recherche probante d’efficacité.
References
1.
Monnais L. Médecines alternatives, du continent nord-américain à l’Asie orientale : entre exclusion réitérée et pluralisme incorporé . Med Sci (Paris). 2017; ; 33 : :183.–187.
2.
Berridge V. The art of medicine. Thinking in time: does health policy need history as evidence ? . The Lancet. 2010; ; 375 : :798.–799.
3.
Latour B, Woolgar S. La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques . Paris: : La Découverte; , 1988 : 330 p.
4.
Boon H. Opinion: why would anyone think a rigorous clinical trial is a bad idea ? The Montreal Gazette. , février 26; 2015 .
5.
Keel O. La médecine par les preuves. Une histoire de l’expérimentation thérapeutique par essais cliniques contrôlés . Montréal: : PUM; , 2011 : 170 p.
6.
Sackett D. Evidence based medicine: what it is and what it isn’t . BMJ. 1996; ; 312 : :71..
7.
Wahlberg A. Pathways to plausibility: when herbs become pills . BioSocieties. 2008; ; 3 : :37.–56.
8.
Candelise L. Patrimonialisation des savoirs médicaux: vers une reconfiguration des ressources thérapeutiques . Anthropologie et Santé. 2013; ; 6 : :1.–9.
9.
OMS . Stratégie de l’OMS pour la médecine traditionnelle pour 2014–2023 . Genève: : OMS; , 2013 : p. 7.
10.
Rosenbaum L. The March of Science. The true story . N Engl J Med. 2017 ; May 17; ; doi: 10.1056/NEJMms1706087.