Logo of MSmédecine/sciences : m/s
Med Sci (Paris). 33(12): 1019–1021.
doi: 10.1051/medsci/20173312001.

Chercheuses dans le monde de la recherche biomédicale
Briser le « plafond de verre » !

Anne Hosmalin1a

1A. Hosmalin Institut Cochin Inserm U1016, CNRS UMR 8104, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité27, rue du Faubourg Saint-Jacques, Département infection, immunité, inflammation, bâtiment Gustave-Roussy 75014Paris, France
Corresponding author.

MeSH keywords:

 

Malgré l’entrée massive des femmes dans le monde du travail, leur accession aux postes les plus élevés est loin d’atteindre la parité [1]. Le fameux « plafond de verre », terme inventé par les féministes américaines dans les années 1970 et repris par Marilyn Loden1 lors d’une conférence sur les femmes au travail il y a déjà presque quarante ans, illustre ces « barrières invisibles » qui empêchent encore aujourd’hui les femmes d’accéder aux postes de responsabilité, avec pour conséquences de moindres rémunérations et une moindre reconnaissance sociale. Les causes socio-culturelles, pourtant depuis longtemps mises à jour, restent, encore aujourd’hui et à des degrés divers, profondément ancrées dans le monde [2]. La Journée internationale des femmes et des filles en science, qui s’est tenue le 11 février dernier (Unesco), a montré que des stéréotypes, formulés de façon consciente ou inconsciente par leur entourage et par la société, détournent les femmes des carrières scientifiques, les empêchent de montrer et d’exploiter tout leur potentiel, de sorte qu’elles accèdent rarement aux postes de décideurs. La situation varie cependant considérablement selon les pays.

En France, dans le champ de la recherche biomédicale et en santé, le CNRS et l’Inserm tentent, depuis des décennies, d’obtenir une parité hommes/femmes. Le CNRS a été le premier à prendre en compte le nombre de femmes et à suivre leurs carrières. Dès 2001, il crée un comité de pilotage intitulé « Disciplines, métiers, carrières et genre. La place des femmes au CNRS », pour piloter un plan d’action destiné à promouvoir la place des femmes dans cet organisme. Une mission lui sera ensuite adossée quelques mois plus tard, chargée de veiller à l’équilibre et à l’égalité professionnelle entre femmes et hommes. Actuellement, le site de la mission [3] affiche un agenda qui inclut parmi ses objectifs un suivi du harcèlement sexuel au travail.

En ce qui concerne l‘Inserm, le dernier compte rendu de la « Stratégie ressources humaines pour les chercheurs » indique [4] : « À l’Inserm, on observe le même plafond de verre que dans les entreprises. L’accès aux postes à responsabilité reste difficile pour les femmes. De fait, il apparaît entre autres une autocensure de la part des femmes pour postuler à des promotions et aux programmes d’excellence ; d’où la nécessité d’actions de sensibilisation et d’incitation. » La lettre du conseil scientifique de l’Inserm (2016) apporte de précieuses indications sur le recrutement et les promotions des femmes et interroge d’autres causes, comme les biais de recrutement et d’évaluation et le sexisme. Des indicateurs sur la parité ont été mis en place et l’Institut est attentif au respect de la parité femmes/hommes dans tous les comités de sélection.

Depuis 1998, les Prix L’Oréal-Unesco « Pour les femmes et la science » ont récompensé plus de 97 lauréates originaires de 30 pays, dont 2 sont devenues Prix Nobel par la suite. à cela s’ajoutent les bourses l’Oréal-Unesco qui apportent une précieuse aide aux chercheuses de qualité pour affermir leur carrière. L’Institut Pasteur a également permis à des chercheuses de poursuivre des carrières scientifiques de haut niveau, conduisant aux plus hautes récompenses. Françoise Barré-Sinoussi y a obtenu le Prix Nobel de physiologie ou médecine (conjointement avec Luc Montagnier et Harald zur Hausen) en 2008 ; Christine Petit le Prix l’Oréal/Unesco en 2004 et le Grand Prix Inserm de la recherche médicale en 2007. De même, Anne Dejean a reçu ce dernier prix en 2014 et Margaret Buckingham a reçu la médaille d’or du CNRS en 2013.

Toutefois, si les établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) ont fait une large part aux femmes, avec une proportion de chercheuses supérieure à 40 % et à près de 70 % chez les ingénieures et techniciennes, il n’en reste pas moins que l’évolution des carrières féminines ne suit pas les mêmes courbes que celles des hommes et n’atteint pas, souvent, les postes de direction [4, 5]. Tout se passe comme s’il existait une discrimination permanente tout au long de leur carrière, qui provient de facteurs multiples que les mouvements féministes ont mis à jour et contre lesquels ils tentent de lutter.

Cette discrimination s’exprime d’une façon inégale selon les disciplines et les statuts, comme le montrent les derniers bilans sociaux de l’Inserm [4] et du CNRS [5] sur les chercheur(se)s déjà recruté(e)s2 . Sans doute, faut-il faire une place à part au monde médical, compte tenu du poids historique du caractère mandarinal des carrières hospitalières, comme des traditions de salle de garde. Dans un article récent intitulé « Harcèlement sexuel à l’hôpital : faut-il dynamiter les fresques obscènes des salles de garde ? », Jean-Yves Nau [6] rapporte dans Le Monde le point de vue de Martin Hirsch, directeur général de l’AP-HP (39 hôpitaux et 100 000 salariés), qui admet que « de vieilles traditions ne sont plus tolérables ». D’autant qu’Agnès Buzyn, l’actuelle ministre des Solidarités et de la Santé, vient, elle aussi, de déplorer certains comportements déplacés dont elle-même a jadis fait l’objet [7].

Mais n’allons pas croire que le peu de places accordées aux femmes aux fonctions les plus élevées soit spécifique à la seule recherche biologique et médicale. Historiquement, certains exemples célèbres de discrimination se trouvent dans tous les champs de la recherche : la non-élection de Marie Curie à l’Académie des sciences, en dépit de ses deux Prix Nobel de physique (1903) et de chimie (1911) ; l’accès refusé pendant plusieurs mois, puis accepté faute de candidats masculins, de Françoise Héritier à une mission d’anthropologie en Afrique, alors que Claude Lévy-Strauss l’avait désignée, et où elle construisit la base de son œuvre. Autant d’exemples, parmi les plus connus, nous montrant que l’universalité égalitaire de la recherche n’occupe que la moitié du ciel. Les données du CNRS montrent toujours une faible féminisation au niveau des chercheurs des instituts de mathématiques3, ou de physique4,. Il convient de saluer, cependant, une évolution récente, sans doute due à une forte volonté politique : un rééquilibrage de « l’indice d’avantage masculin »5, dans ces deux instituts6.

Ces déséquilibres quantitatifs s’accompagnent, malheureusement, d’une atmosphère de dévalorisation de la parole des femmes. Les progrès féministes des années 1970, avec la maîtrise de la fécondité, ont amené de profonds bouleversements et libéré les femmes, mais les mentalités « millénaires » ne suivent pas aussi vite ! Pourquoi le monde de la recherche y échapperait-il ? N’avons-nous pas été nombreuses à ressentir cette impression bizarre, étrange et humiliante, que notre intervention, très justifiée, formulée lors d’une réunion scientifique semblait susciter une soudaine épidémie de surdité ! Ou pire, que celle-ci était reprise, sans référence à son auteure, par un autre comme sienne, et alors amplifiée ? Cela fait probablement partie des « non-événements » que subissent les femmes, relevés par Liisa Husu7 [8]. En fait, les succès académiques, professionnels, culturels ou sportifs d’un homme augmentent sa popularité, tandis qu’ils diminuent très souvent celle d’une femme, dont on attend une attitude de réserve, d’humilité, de second rôle dans leur vie professionnelle, voire de simple faire-valoir pour des partenaires masculins. Et pourtant, souligne Sheryl Sandberg8,, il est nécessaire pour réussir d’être apprécié(e) [1]. J’ajouterai que le manque de reconnaissance apporte un moindre soutien logistique humain et matériel, un cercle vicieux dont il est difficile de sortir.

Les barrières sont donc internalisées, liées aux hiérarchies, et diffuses, que ce soit dans le monde de la recherche ou dans le reste de la société, et ce, tristement, même dans les pays se considérant comme progressistes comme le nôtre ou les États-Unis, pour ne pas parler des pays où l’on dénie aux femmes jusqu’au droit même à une éducation scolaire.

Notre réalité sociale est que 85 % de dirigeants d’entreprise sont des hommes, alors que les deux tiers du travail ménager et parental sont accomplis par les femmes, et que la rémunération de ces dernières reste inférieure d’un quart à celle des hommes pour un même emploi [9]. Les récentes révélations touchant aux comportements de harcèlement sont l’occasion désormais de prendre la parole pour les femmes, de rassembler leurs expériences, de transformer la honte en prise de conscience. Une question se pose pour nous, actrices comme acteurs des métiers de la recherche : que faire ? La recherche a justement le rôle, comme pour les autres questions, d’établir les données, d’en examiner les causes et les conséquences, de proposer des solutions. En sciences humaines et sociales, les ouvrages sur la place des femmes dans la société fourmillent et ont donné lieu à des contributions remarquables. La mission pour la place des femmes au CNRS [3] a mis en œuvre, avec Anne Pépin, coordinatrice des projets européens INTEGER et GENDER-NET ERA-NET (European research area network), la promotion de l’égalité des genres dans les institutions de recherche, un plan d’action pluriannuel pour l’égalité professionnelle, en s’appuyant sur un projet européen dont le CNRS assure la coordination. Ce plan est axé autour de 4 grands thèmes : (1) impliquer les dirigeant(e)s ; (2) agir sur la structure organisationnelle ; (3) favoriser l’équilibre vie professionnelle et vie personnelle ; (4) soutenir la progression de carrière. La formation à l’égalité professionnelle et le combat contre les stéréotypes liés aux genres, la lutte contre le harcèlement sexuel, le fait d’assurer une proportion équilibrée des femmes dans les jurys et les postes à responsabilités, leur visibilité dans les manifestations scientifiques, sont autant d’actions priorisées dans ce plan d’action pluriannuel. Au département des ressources humaines de l’Inserm, Christiane Durieux mène un travail remarquable dans le même sens. Mais nous toutes, que pouvons-nous donc faire de plus ? Aider à faire progresser la parité dans la recherche et dans la société ? Chercher des solutions, comme nous le faisons dans les sessions dédiées à la question ou comme le font régulièrement les meilleures revues scientifiques comme Nature, par exemple [10] ?

Participons à des rassemblements pour réfléchir sur la question, comme les colloques de l’Association Femmes et Science ou la session que nous avons instaurée, sous ma présidence, au congrès annuel de la Société française d’immunologie, à l’instar de celle créée aux congrès européens d’immunologie par Catherine Fridman. Inscrivons-nous sur les listes de femmes expertes pour stimuler l’imagination des médias, quand il s’agit d’inviter des femmes [11]. Pesons en avant de tout notre poids, comme le dit Sheryl Sandberg [1], ayons confiance et développons l’aide mutuelle et le soutien à la vocation des jeunes chercheuses et chercheurs, pour qu’elles/ils évoluent dans un monde plus sensé. La prise en compte de la place des femmes dans la société bénéficiera, non seulement aux femmes, mais aussi aux hommes, libérés d’une obligation de performance normative paralysante [9].

Au moment de clore cet éditorial, rendons hommage à Françoise Héritier, cette personnalité incontournable, qui a affiné notre connaissance des mécanismes des fondements de la domination masculine, en y appliquant les méthodes de l’anthropologie structurale. Elle montrait un humour dévastateur, en refusant, par exemple, de prendre des notes de séance dans une réunion de travail, à l’époque où elle était seulement la seconde femme admise au Collège de France après Jacqueline de Romilly. Son décès nous frappe durement, mais son histoire personnelle de chercheuse nous encourage plus que jamais à briser ce plafond de verre.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Spécialiste de l’organisation du travail dans les entreprises, auteure du terme « plafond de verre », qu’elle a utilisé pour la première fois à la conférence « Women’s Action Alliance » à New York en 1978.
2 À l’Inserm, les femmes représentent 47 %, avec 52 % des chargés de recherche (CR), mais leur proportion passe à 43 % des directeurs de recherche (DR2), 33 % des DR1, et seulement 23 % des DRCE (classe exceptionnelle). Chez les ingénieurs et techniciens (IT), la proportion globale des femmes est de 69 %, avec 51 % des préparateurs (AT), 75 % des techniciens (T), 77 % des assistants-ingénieurs (AI), 67 % des ingénieurs d’étude (IE) et 57 % des ingénieurs de recherche (IR). Au CNRS, qui comprend 11 Instituts couvrant toutes les sciences, les femmes représentent 34 % des chercheurs, avec 38 % des CR, mais leur proportion passe à 31 % des DR2, 24 % des DR1, et seulement 23 % des DRCE. Les femmes représentent 51 % des IT, avec 59 % des ATR, 66 % des T, 56 % des AI, 48 % des IE, et seulement 31 % des IR. À l’Institut des sciences biologiques, le 2e institut le plus féminisé après l’Institut des sciences humaines et sociales, la proportion de femmes est de 43 % des chercheurs, 63 % des IT. En revanche, le calcul d’un « indice d’avantage masculin » (rapport entre la proportion de DR chez les hommes et celle chez les femmes) y est le plus élevé parmi tous les instituts du CNRS (environ 1,4).
3 Chercheuses 17 %, ingénieures et techniciennes 58 %.
4 Chercheuses 21 %, ingénieures et techniciennes 34 %.
5 L’« indice d’avantage masculin » est défini comme le rapport entre la proportion de directeurs de recherche (DR) parmi les chercheurs et celle de directrices de recherche parmi les chercheuses. Cet indicateur, utilisé par l’Observatoire des sciences et techniques, reflète les différences de progression de carrière entre femmes et hommes de manière globale. Un indice d’avantage masculin > 1 signifie que la proportion relative d’hommes promus DR est supérieure à celle des femmes.
6 Institut des sciences mathématiques, 0,79 ; Institut de physique, 1,1.
7 Professeure des études sur les genres à l’école des sciences sociales, des lettres et de l’éducation de l’université Örebro en Finlande, elle est co-directrice du Collège international GEXcel pour les études transdisciplinaires avancées sur les genres, une plate-forme de recherche avancée sur le genre, réunissant trois universités (de Karlstad, Linköping, Örebro) (www.gexcel.org) et directrice du centre des études sociales féministes de l’université d’Örebro.
8 Actuelle directrice des opérations de Facebook. En 2013, elle a publié un livre pour exhorter les femmes à avoir de l’ambition dans leurs carrières et à se mettre en avant, traduit en français sous le titre En avant toutes (J.C. Lattès). Elle y encourage également les couples à se répartir les tâches ménagères et à se partager la prise en charge des enfants.
References
1.
Sandberg S, Scovell N. Lean in. Women, work, and the will to lead . New York: : Alfred A. Knopf; , 2013 : :228. p.
5.
Bilan social et parité . Paris: : CNRS; , 2015. http://bilansocial.dsi.cnrs.fr/.
8.
Al-Gazali L, Valian V, Barres B, et al. Scientists of the world speak up for equality. Eight experts give their prescriptions for measures that will help to close the gender gap in nations from China to Sweden . Nature. 2013; ; 495 : :35.–38.
9.
Wakim N. Aux actes citoyens . Le Monde. 4 novembre 2017 : :12.–3.
10.
Larivière V, Ni C, Gingras Y, et al. Bibliometrics: global gender disparities in science . Nature. 2013; ; 504 : :211.–213.
11.
Pour toutes les disciplines : http://expertes.eu/ créé en 2012 par Marie-Françoise Colombani et Chekeba Hachemi; pour les immunologistes : https://www.efis.org/the-federation/women-in-immunology/about/index.html?nav=true.