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Med Sci (Paris). 34(1): 79–82.
doi: 10.1051/medsci/20183401017.

Co-infection EBV/KSHV
Une alliance efficace

Henri Gruffat1,2,3,4* and Evelyne Manet1,2,3,4

1CIRI, Centre international de recherche en infectiologie, université de Lyon, 69000Lyon, France
2Inserm U1111, Lyon, France
3CNRSUMR5308, Lyon, France
4École normale supérieure de Lyon, Lyon, France
Corresponding author.
 

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Vignette (Photo © www.grand-est.inserm.fr).

Le virus d’Epstein-Barr (EBV) et le virus du sarcome de Kaposi (KSHV) : deux virus herpétiques oncogènes responsables de cancers viro-induits

Les virus herpétiques (herpesviridae) forment une famille de virus à ADN de masse moléculaire élevée (150 000 à 250 000 paires de base), qui sont largement répandus chez les vertébrés. Ces virus infectent leur hôte de manière persistante, en s’établissant sous forme latente dans des cellules cibles spécifiques avec, par intermittence, des phases de production virale sous I’effet de stimulus encore largement inconnus. Chez I’homme, neuf virus herpétiques distincts ont été identifiés. Ils sont tous connus pour leur implication dans des pathologies plus ou moins graves, comme les herpès labial et vaginal (dus aux virus de I’herpès ou herpes simplex de types 1 et 2, HSV-1 et HSV-2), la varicelle (provoquée par le virus de la varicelle et du zona, VZV), les microcéphalies (malformations néonatales définies par une anomalie de la taille de la tête, qui est plus petite que la normale [ayant pour origine, en particulier, une infection par le cytomégalovirus, CMV]), la mononucléose infectieuse (induite par le virus d’Epstein-Barr : EBV), le sarcome de Kaposi (résultant de I’infection par le virus du même nom : KSHV ou HHV8 [human herpesvirus 8]), ou encore la roséole du nourrisson (qui implique les herpès virus humains 6 et 7, HHV6 et 7). Certains de ces virus sont, de plus, associés à des cancers : c’est le cas de I’EBV et du KSHV.

Les cancers induits par des virus représentent 15 % à 20 % des cancers humains dans le monde. KSHV, et surtout EBV, sont associés à environ 10 % de ces cancers viro-induits. Le nombre élevé de cas de cancers associés à ces virus chaque année (plus de 200 000 pour EBV) est probablement à relier à la très grande incidence de ces virus dans la population mondiale adulte (plus de 90 % dans le cas de I’EBV et entre 5 et 40 % dans le cas du KSHV, selon les régions du monde concernées).

Des modèles animaux imparfaits

L’EBV a été le premier virus oncogène humain à être identifié, il y a un peu plus de 50 ans. Il est associé à des lymphomes, dont le lymphome de Burkitt1,, la maladie de Hodgkin2,, des lymphomes NK/T3 (touchant les cellules Natural Killer (NK) ou les lymphocytes T), ainsi qu’à des carcinomes, dont le carcinome du rhinopharynx et un sous-type de carcinomes gastriques. Le virus du sarcome de Kaposi (KSHV) est, quant à lui, comme son nom I’indique, I’agent étiologique du sarcome de Kaposi, une forme de cancer touchant la peau et les tissus mous, dont I’importance a été révélée lors de I’épidémie de Sida (syndrome d’immunodéficience acquise). Il est aussi impliqué dans les désordres lymphoprolifératifs B de la maladie de Castleman (MCD) qui peuvent progresser vers des lymphomes non hodgkinien (jusqu’à 20 % des cas), ainsi que dans le lymphome primitif des séreuses (primary effusion lymphoma ou PEL). Le PEL est un lymphome rare mais agressif et de mauvais pronostic. L’EBV est également retrouvé dans plus de 80 % des cas de PEL. Il a été ainsi suggéré qu’une co-infection par EBV et par KSHV participerait au développement du PEL [1]. Ce lymphome reste cependant difficile à étudier en raison de l’absence de modèle animal permettant de l’explorer. Jusqu’à présent, la plupart des recherches ont donc été réalisées in vitro, en utilisant des lignées cellulaires produites à partir de cellules isolées de PEL, ou par l’examen direct de prélèvements issus de patients. Bien que les virus herpétiques aient en général une grande spécificité d’hôte, certains primates non humains peuvent néanmoins être utilisés comme modèles animaux sensibles aux infections persistantes par EBV ou par KSHV. Cependant, ces modèles très coûteux, développent rarement des tumeurs in vivo après l’infection. Pour pallier cette difficulté, des modèles de petits animaux ont été développés [12] (inline-graphic medsci20183401p79-img2.jpg) dont, en particulier, des modèles fondés sur l’utilisation de souris immunodéficientes (les souris NOD [nonobese diabetic] - scid [severe combined immunodeficiency]) transgéniques pour différents gènes, ou transplantées avec des cellules préalablement infectées par KSHV ou par EBV. Plus récemment, le développement de nouveaux modèles de souris dites humanisées, obtenues en greffant des cellules immunitaires humaines dans des souris immunodéficientes (les souris NOD-scid IL2Rγnull5 ou huNSG, qui portent une mutation au niveau de la chaîne gamma du récepteur de l’IL[interleukine]-2 qui empêche le développement des cellules NK) a rendu possible l’infection de ces souris par des virus ciblant les lymphocytes B, ce qui est le cas d’EBV et du KSHV [2]. En utilisant ce nouveau modèle d’infection, il a pu être montré qu’EBV établissait une infection persistante à l’origine de l’induction de réponses immunitaires à médiations lymphocytaires B et T et l’apparition de désordres lymphoprolifératifs B [3]. KSHV établit également une infection persistante dans ce même modèle de souris humanisées [4]. Il n’induit cependant pas de lymphomagenèse.

(inline-graphic medsci20183401p79-img2.jpg) Voir la Synthèse de A. Cachat et al., m/s n° 1, janvier 2012, page 63

Co-infection par l’EBV et le KSHV : apparition de cellules similaires aux cellules dérivées de PEL

Si les cellules de lymphome primitif des séreuses (PEL) sont caractérisées par la présence du KSHV, elles sont aussi, dans 80 % des cas environ, co-infectées par EBV. Une étude récente menée par McHugh et al. dans le groupe de C. Münz à Zurich [5], a utilisé le modèle de souris humanisées afin d’évaluer si la co-infection par EBV pouvait favoriser l’infection persistante par KSHV et l’induction de la transformation cellulaire.

Dans la majorité des souris huNSG ainsi reconstituées et infectées par EBV, KSHV persiste et la double infection conduit effectivement à une augmentation de la fréquence de formation de tumeurs, ainsi qu’à une survie réduite des souris infectées. L’analyse des cellules doublement infectées isolées des souris, révèle qu’elles présentent une expression génique caractéristique des cellules plasmatiques6 qui est très similaire à celle observée dans les cellules isolées de PEL humaines. In vitro, dans des lignées cellulaires établies à partir des cellules isolées des souris huNSG co-infectées par EBV et KSHV, la présence du KSHV induit une modification du type de latence d’EBV. Quatre formes de latence virale ont été répertoriées dans les lymphocytes B infectés par EBV : les latences dites de type III, II, I et 0. Chaque type de latence est caractérisé par un profil d’expression des gènes viraux différent. Ainsi, lorsque le virus infecte un lymphocyte B naïf, il l’active et induit sa prolifération grâce à un nombre restreint de gènes qu’il exprime, essentiellement ceux codant neuf protéines, et des ARN non codants, dont des miARN; il s’agit dans ce cas de la latence de type III. Lorsque les cellules infectées se différencient dans les centres germinatifs, elles expriment un ensemble plus limité de ces gènes viraux, il s’agit alors de la latence de type II. Les lymphocytes B infectés se différencient ensuite en lymphocytes B mémoires, dans lesquels le virus n’exprime que ses ARN non codants (la latence 0), ou, lorsque les cellules se divisent, la protéine virale EBNA1 (Epstein-barr nuclear antigen 1) [13] (inline-graphic medsci20183401p79-img2.jpg) est également exprimée (la latence de type I). Ainsi, comparée à celle observée dans des souris infectées uniquement par l’EBV, pour lesquelles la majorité des cellules infectées arborent une latence de type III, la fréquence des cellules dans lesquelles le profil d’expression virale correspond à une latence de type I ou II est augmentée dans des souris co-infectées par EBV et KSHV. L’approche de co-infection adoptée par McHugh et al. fournit donc un modèle de souris approprié pour étudier la persistance du KSHV et la tumorigenèse induite par ce virus.

(inline-graphic medsci20183401p79-img2.jpg) Voir la Nouvelle de B. Manoury et R. Fåhraeus, m/s n° 1, janvier 2004, page 5

Les études précédentes fondées sur l’utilisation de souris humanisées infectées uniquement par KSHV montraient que seule une petite population de cellules était infectée et aucune formation de tumeur n’était détectée [4]. Les résultats obtenus avec ce nouveau modèle de co-infection de souris humanisées montrent qu’il permet non seulement la persistance du KSHV mais aussi l’induction de lymphomes qui présentent certaines caractéristiques des PEL humains. Afin de définir plus précisément la contribution du KSHV à la lymphomagenèse induite lors de la co-infection par les deux virus, le profil d’expression des gènes des cellules de lymphomes issus des souris co-infectées a été comparé à celui des cellules de lymphomes issus de souris infectées uniquement par EBV. Les cellules co-infectées montrent une expression réduite des gènes impliqués dans la réponse immunitaire innée et la signalisation des cytokines. À l’inverse, l’expression de gènes qui participent à la fonction des mitochondries, au cycle cellulaire et aux processus anti-apoptotiques, qui sont caractéristiques de cellules tumorales, est augmentée.

Le cycle viral productif de l’EBV : un rôle important dans le développement de lymphomes

Les gènes viraux exprimés au cours des différentes formes de latence de l’EBV ont, à juste titre, été considérés comme ayant un rôle essentiel dans l’oncogenèse virale. Cependant, plusieurs travaux récents montrent que des gènes du cycle viral productif interviennent également dans la transformation des cellules par EBV [3, 6, 7]. Les travaux de McHugh et al confirment ces observations. En effet, la comparaison des profils d’expression des gènes d’EBV dans les cellules doublement infectées et dans les cellules infectées par EBV seul, montre que certaines cellules doublement infectées présentent un aspect de plasmocyte (type cellulaire associé à la réactivation d’EBV) et expriment des gènes du cycle viral productif d’EBV. Ainsi, le gène BZLF1 qui code un facteur de transcription viral à l’origine du déclenchement de l’activation du cycle viral productif, est exprimé à un niveau plus élevé dans les cellules de lymphome co-infectées, comparées aux cellules de lymphome infectées uniquement par EBV. En revanche, les souris co-infectées par KSHV et un virus EBV recombinant n’exprimant pas le gène BZLF1, ne développent pas de tumeur aussi fréquemment que dans le cas des coinfections par KSHV et un EBV sauvage. Ainsi, la possibilité d’EBV à entrer en cycle lytique n’est pas indispensable à la persistance du KSHV. Elle permet cependant d’augmenter la tumorigenèse associée à la double infection. Lors de la co-infection avec KSHV, l’expression accrue de certains gènes du cycle lytique d’EBV contribuerait donc à une mise en place plus efficace de la lymphomagenèse. Ceci contredit des observations précédentes réalisées in vitro au cours de co-infections EBV/KSHV, qui montraient que chaque virus inhibait la réplication lytique de l’autre [8]. La stimulation de la réactivation d’EBV par l’infection par KSHV n’avait en effet pu être, jusqu’à présent, observée.

Le modèle in vivo présenté ici permet donc de préciser l’effet du KSHV dans l’induction de la différenciation des cellules co-infectées en plasmocytes, dans lesquelles il stimule la reprise du cycle lytique d’EBV. Il représente donc une avancée notoire pour explorer, en conditions physiologiques, les relations entre les deux virus conduisant à l’établissement de la transformation cellulaire et à l’apparition des lymphomes. En revanche, le mécanisme par lequel EBV favorise l’infection et le maintien à long terme du KSHV, ou la modulation de son cycle viral, restent des inconnues. Des études complémentaires seront donc nécessaires afin de préciser les processus induits lors de la co-infection par EBV et KSHV, qui affectent le cycle viral de chaque virus et permettent la coopération des deux virus pour induire efficacement la transformation cellulaire.

Conclusions

L’importance des co-infections dans le déclenchement de certaines pathologies humaines est reconnue. Les agents pathogènes peuvent en effet présenter des activités synergiques qui favorisent le développement de ces maladies. Ainsi, le développement du sarcome de Kaposi, lié au KSHV, est, en particulier, souvent associé à une coinfection par le VIH (virus de l’immunodéficience humaine). De même, les individus infectés par le virus herpès de type 2 (HSV-2) sont plus susceptibles à l’infection par le VIH [9]. Le lymphome de Burkitt endémique est associé à une co-infection par le parasite Plasmodium falciparum et par EBV [10, 14] (inline-graphic medsci20183401p79-img2.jpg).

(inline-graphic medsci20183401p79-img2.jpg) Voir la Synthèse de Kevin Cheeseman et al., m/s n° 10, octobre 2016, page 867

De plus, dans ce cas, une fréquence élevée de co-infections avec d’autres virus herpètiques (KSHV, CMV) - outre EBV - a également été observée [11]. À ce jour, la contribution de ces co-infections dans le développement du lymphome de Burkitt reste inconnue. Le modèle novateur d’infection développé par McHugh et al. devrait donc permettre d’appréhender le rôle de ces co-infections dans l’apparition des cancers viro-induits. Ce modèle d’infection apporte également la possibilité d’étudier les interactions entre infections et réponse immunitaire. Cependant, ceci reste restreint essentiellement aux lymphocytes B ou T, excluant de facto le rôle que pourraient avoir d’autres types cellulaires dans la réponse immune ou dans le cycle viral, comme les cellules épithéliales qui sont importantes pour, par exemple, la production d’EBV. Cela reste sans doute l’une des limites du modèle.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1Lymphome non-Hodgkinien à cellules B matures.
2Elle est notamment caractérisée par la présence de cellules anormales appelées cellules de Reed-Stern-berg (des cellules géantes, d’environ 40 μm de diamétre, à noyau clair, mono ou parfois polylobé) qui différencie ce lymphome des autres lymphomes non hodgkiniens.
3Le lymphome T ou NK extraganglionnaire de type nasal est une forme rare de lymphome non hodgkinien.
4Une maladie lymphoproliférative bénigne de forme localisée ou multicentrique.
5Ces souris, qui ne développent pas spontanément de tumeurs, sont dépourvues de lymphocytes T, B, et de cellules NK. Contrairement aux souris NOD-scid, les cellules du système immunitaire humain s’établissent efficacement chez les souris NOD-scid IL2Rγnull.
6Les plasmocytes sont des lymphocytes B entrés dans leur dernière phase de diffé renciation, dont le rôle est de sécréter les immunoglobulines spécifiques des antigènes rencontrés.
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