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Med Sci (Paris). 34(2): 171–178.
doi: 10.1051/medsci/20183402016.

Les survivants d’Hiroshima/Nagasaki et leur descendance
Les enseignements d’une étude épidémiologique à long terme

Bertrand Jordan1*

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS; CoReBio PACA, case 901, Parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.
 

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Vignette (bombardement atomique de Nagasaki, 9 août 1945, © Charles Lévy).

L’explosion d’une bombe atomique au-dessus de la ville d’Hiroshima le 6 août 1945 a marqué le début d’une nouvelle époque marquée par le risque d’une guerre nucléaire aux conséquences incalculables. Elle causa environ 100 000 décès (immédiats et dans les jours suivants du fait des brûlures et de l’irradiation); la bombe larguée sur Nagasaki quelques jours plus tard (le 9 août) fit à peu près le même nombre de victimes. Ce n’était pas la première fois que des villes et des populations civiles étaient prises pour cible : Londres, Hambourg, Dresde et, en mars 1945, Tokyo (100 000 morts) avaient déjà subi des bombardements intensifs. Néanmoins, le fait qu’une seule bombe puisse avoir un effet aussi dévastateur ouvrait des perspectives terrifiantes. Ce sentiment d’horreur se reporta sur les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki, ceux qui avaient été irradiés mais avaient survécu. Appelés Hibakusha, ceux-ci firent l’objet d’une sévère discrimination au sein de la population japonaise, en raison notamment de la croyance que leurs enfants seraient à coup sûr anormaux. Sans aller jusque-là, on imagine généralement que ces survivants ont souffert d’une incidence très élevée de cancers et d’autres affections, que leur vie en a été fortement écourtée et que leurs enfants ont présenté une forte fréquence de malformations et plus généralement de mutations dues à l’irradiation de leurs parents. En réalité, un suivi à très long terme (plus de 60 ans) a été effectué sur une grande cohorte de survivants et a montré un effet mesurable mais relativement limité pour ceux qui avaient reçu une dose significative de radiations; et l’étude d’un groupe important de descendants n’a pas, jusqu’ici, pu détecter un quelconque effet génétique lié à l’irradiation subie par leurs parents. Ces résultats ont fait l’objet de nombreuses publications (plusieurs centaines) dans des revues spécialisées – mais ayant aussi parfois une audience importante comme The Lancet; ils semblent pourtant peu connus du grand public et même de beaucoup de chercheurs; le but de cet article est d’en présenter les principales conclusions et de les mettre en perspective. Il reprend les points principaux d’un article paru en 2016 dans la revue Genetics [1]; par ailleurs, ce thème a été brièvement traité dans une « Chronique génomique » parue en 2014 [2] (➔).

(➔)Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 2, février 2014, page 211

Les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki

La bombe lâchée sur Hiroshima était constituée d’uranium enrichi et explosa à une altitude de 600 m; sa puissance équivalait à environ 16 kilotonnes d’explosif conventionnel. Celle de Nagasaki était à base de plutonium et explosa à 500 m, avec une puissance d’environ 21 kilotonnes. Dans les deux cas, l’effet principal fut un souffle et une chaleur extrêmes, ainsi qu’une forte émission de rayons gamma accompagnés de neutrons. L’éclair de chaleur enflamma les bâtiments (principalement constitués de bois) et déclencha un orage de feu sur l’ensemble de chaque ville. Les personnes proches du point d’explosion (un kilomètre ou moins) furent tuées instantanément; à plus grande distance, elles souffrirent de brûlures et de l’effet des radiations, responsables d’environ dix mille décès au cours des semaines qui suivirent. Bien que ce point soit aujourd’hui encore mal connu, il semble que les retombées radioactives aient été assez limitées : la puissance des bombes était en fait relativement faible 1, leur explosion eut lieu en altitude et, de plus, un important typhon survenu deux semaines après les bombardements contribua sans doute à disperser les produits de fission. On peut donc considérer que l’effet principal à prendre en compte pour les survivants est celui d’une irradiation externe par rayons gamma et neutrons. La dose reçue par ces personnes peut être calculée à partir de leur position par rapport au point d’explosion, et de l’éventuelle proximité de bâtiments « en dur » offrant une certaine protection. L’étude des survivants peut ainsi permettre d’estimer l’effet à long terme sur leur santé, d’une dose unique et assez bien connue de radiations, composée principalement de rayons gamma avec une composante de neutrons – même si l’estimation de la contribution des neutrons introduit quelques incertitudes. La Figure 1 résume les doses calculées pour la ville d’Hiroshima : chaque point correspond à une personne inclue dans l’étude et la couleur indique la gamme de doses reçues, exprimée en m i 11 i G rays (mGy). Notons que dans les conditions de ces bombardements (irradiation principalement gamma et portant sur le corps entier) un milligray (unité de dose absorbée) correspond approximativement à un millisievert (unité de dose efficace, tenant compte de la nature de la radiation et du type de tissu exposé)2 (voir Encadré).

L’organisation du suivi des survivants et de leur descendance

Les toutes premières études sur les populations des deux villes, en 1945 et 1946, furent menées sous l’égide des autorités militaires des États-Unis et n’ont pas été publiées; on ne connaît donc pas précisément le nombre de décès survenus dans les semaines ou les mois suivant l’explosion, mais il semble avoir été de l’ordre de 10 000 pour chaque ville3,, dus à l’irradiation, aux brûlures et peut-être à la contamination des sites (radioactivité induite et retombées). À l’époque, les autorités militaires Nord-Américaines cherchaient à minimiser les effets à long terme des bombes atomiques afin de ne pas exclure leur éventuel emploi comme arme tactique : c’est sans doute là la raison du secret sur ces données. Les études scientifiques proprement dites furent lancées en 1947 avec la création de l’ABCC (atomic bomb casualty commission) par l’Académie des sciences des États-Unis, rejointe un an plus tard par le JNIH (japanese national institutes of health) Japonais. L’ABCC lança une vaste étude de cohorte sur les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki ainsi que sur leurs descendants; ce travail fut poursuivi à partir de 1975 par une fondation, la Radiation effects research foundation (RERF) cofinancée par le Japon (Ministère de la santé) et les États-Unis (Department of energy). L’objectif de ces structures est purement scientifique : il s’agit, par un suivi précis et à long terme, de déterminer quels sont les effets d’une irradiation d’intensité connue sur le devenir des personnes irradiées et sur leur descendance [3]. On leur a reproché, au Japon, de ne pas fournir une assistance médicale aux victimes et, d’une manière générale, les relations entre l’ABCC puis la RERF et la population japonaise ont été assez difficiles [4]. Néanmoins les données ainsi recueillies sont très précieuses et d’excellente qualité, et ont servi de base à l’établissement des doses admissibles tant pour la population générale que pour les travailleurs du secteur nucléaire. La RERF emploie actuellement 220 personnes environ (en majorité de nationalité japonaise), dont 170 sur son site principal à Hiroshima et le reste à Nagasaki. Les principales cohortes étudiées sont un groupe intitulé life span study (LSS) comprenant environ 100 000 personnes exposées à différents niveaux (connus) et 20 000 témoins (habitants qui n’étaient pas présents lors des explosions), et un groupe de 75 000 enfants nés entre 1946 et 1984 parmi lesquels 42 000 dont les parents avaient été exposés à différents niveaux d’irradiation. Le suivi épidémiologique de ces cohortes a été poursuivi jusqu’à ce jour et continue encore; il porte sur l’incidence de cancers et d’autres maladies et enregistre la mortalité. Des analyses biochimiques, cytogénétiques et de biologie moléculaire ont également été pratiquées, en particulier sur les enfants de survivants (voir plus loin). Pour les survivants, le suivi porte maintenant sur plus de 60 ans. Grâce au système japonais Koseki de suivi d’état civil4, seules 121 personnes sur les 120 000 de la cohorte LSS ont été perdues de vue… La population suivie représente environ la moitié des personnes exposées lors des bombardements et le fait qu’ils aient reçu une dose unique et assez précisément connue de radiations permet de tirer des conclusions solides de cette étude. À cet égard, la situation est très différente de celle de la catastrophe de Tchernobyl pour laquelle les inconnues sont nombreuses et le suivi aléatoire (voir plus loin). Les résultats ont fait l’objet de plusieurs centaines de publications en anglais (plus de nombreux articles en japonais). Les plus récentes font le point sur le risque de cancer chez les survivants jusqu’à 2009 [5] et sur le risque de mortalité chez les descendants jusqu’à fin 2009 [6]. On trouvera ci-dessous une synthèse des résultats obtenus sur ces deux cohortes.

Radioactivité, dose absorbée et dose efficace

Évaluation de l’irradiation : lorsque les rayonnements ionisants traversent la matière, ils interagissent et déposent une partie ou la totalité de leur énergie. La dose absorbée (exprimée en gray -Gy) est définie par le rapport de cette énergie déposée sur la masse de matière. Un gray correspond à une énergie déposée de 1 joule dans 1 kilogramme de matière.

Évaluation du risque biologique : une même dose absorbée (en gray) peut avoir des effets biologiques différents selon la nature du rayonnement (alpha, bêta, gamma, X, neutrons) et l’organe exposé (la moelle osseuse est plus radiosensible que la peau). On applique donc des facteurs de pondération à la dose absorbée pour obtenir la dose efficace, exprimée en sievert (Sv).

Études épidémiologiques sur les survivants irradiés

Au cours des jours et des semaines qui ont suivi les bombardements, on observa un nombre important de décès (de l’ordre de 10 000 dans chaque ville) dus principalement à l’irradiation (syndrome aigu d’irradiation, se manifestant principalement par une aplasie sévère), compliqué par la présence presque systématique de brûlures graves et étendues chez les personnes concernées. La dose létale médiane (LD50) pour une irradiation gamma du corps entier a pu ainsi être évaluée à environ 2,5 Gy en l’absence d’assistance médicale, et 5 Gy si une assistance complète (antibiothérapie, transfusions, greffe de moelle osseuse) était disponible. Le suivi des survivants ayant reçu de quelques mGy à 2 Gy (Figure 1) a été un des principaux objectifs de l’ABCC puis de la RERF. Dans la mesure où les affections causées par l’irradiation ne présentent pas de caractère spécifique, ces études procèdent par comparaison des survivants irradiés avec un groupe témoin dont les caractéristiques sont similaires, afin d’évaluer l’excès de mortalité ou de morbidité dû à l’irradiation.

Une augmentation nette du risque de cancer

Pour les cancers, ces travaux montrent une nette augmentation de la fréquence des différents cancers « solides » chez les survivants irradiés, augmentation qui se poursuit à long terme et qui est de l’ordre de 10 à 20 % selon le cancer et si l’on considère l’ensemble de la cohorte exposée [7] : la Figure 2 illustre ces résultats, la fraction excédentaire (attribuée à l’irradiation grâce à la comparaison avec le groupe témoin) étant figurée en blanc. Ces cancers apparaissent avec un délai variable après l’irradiation, une latence qui est plus courte pour les leucémies que pour les autres cancers, et l’augmentation de fréquence se poursuit tout au long de l’existence des sujets.

On voit que cette augmentation est bien réelle mais relativement modérée. Il faut néanmoins remarquer que l’on examine ici l’ensemble de la cohorte de survivants irradiés, dont beaucoup ont reçu des doses relativement faibles (Figure 1) : il est donc utile d’examiner la répartition des cas en fonctions des doses reçues. C’est ce que montre le Tableau I qui présente, pour différentes doses, le nombre de sujets concernés, le nombre de cancers observés, l’excès lié à l’irradiation et l’augmentation du risque en %. On voit que cette aggravation, très faible au-dessous de 100 mGy (1,8 %) augmente avec la dose reçue pour atteindre plus de 60 % pour une irradiation supérieure à 2 Gy – et donc proche de la LD50. Notons que l’excès de risque relatif augmente de façon à peu près linéaire avec le niveau d’irradiation, et qu’il est de l’ordre de 30 % pour une dose déjà importante, comprise entre 500 et 1 000mGy5,, ce qui correspond à un excès de 206 cas sur un groupe de plus de 3 000 personnes [3].

Pour les leucémies, l’effet de l’irradiation est plus important, mais comme l’affection est bien plus rare, le nombre de personnes concernées est plus faible : pour la même dose comprise entre 500 et 1 000 mGy, le risque augmente cette fois de plus de 60 %, mais cela ne correspond qu’à 19 cas supplémentaires sur une population de presque quatre mille personnes.

Au total, on voit donc une augmentation sensible du risque de cancers chez ces survivants irradiés, particulièrement nette en ce qui concerne les leucémies (dont l’apparition est, par ailleurs, plus précoce). Les derniers résultats [5], correspondant au suivi de la cohorte jusqu’en 2009, montrent que cette augmentation persiste à long terme, et l’évaluent au total à 42 % pour une dose de 1 000 mGy. L’effet augmente de manière approximativement linéaire avec la dose reçue et ne semble pas présenter de seuil, ce qui est en accord avec les conclusions d’une grande étude récente sur l’effet des irradiations de faible intensité [8].

Une incidence limitée sur la longévité

L’effet pathogène des radiations peut en principe concerner bien d’autres aspects que le risque de cancer : maladies cardiovasculares, problèmes immunitaires et autres affections. En raison de la taille de la cohorte LSS, de la durée et de la qualité du suivi, il est possible d’examiner le résultat global, à savoir la longévité des individus : comme souligné récemment [9] (➔) la longévité est une sorte de « juge de paix » qui enregistre de manière globale l’influence de l’ensemble des facteurs connus et inconnus. Les données sont présentées de manière très parlante dans la Figure 3, qui résume l’état de la cohorte en 1995 (date à laquelle environ 50 % des individus la composant étaient décédés) [10]. Les différentes courbes correspondent aux catégories d’irradiation. Bien entendu, la meilleure longévité est observée pour les personnes qui n’ont pas été irradiées, mais on voit que les autres courbes s’en écartent assez peu, même lorsque la dose reçue est de 2,5 Gy. La perte moyenne de longévité pour une irradiation (importante) de 1 Gy est de 1,3 année; pour 0,1 Gy elle descend à 0,12 année [10]. Ici encore, on voit que l’irradiation a un effet net sur la longévité, mais que cet effet, même à 1 Gy, n’est pas aussi catastrophique que l’on pourrait le supposer. Notons, pour donner un point de comparaison, que la perte d’espérance de vie pour un gros fumeur est estimée à 10 ans [11]. La faible perte de longévité indiquée pour une dose inférieure à 0,25 Gy n’est probablement pas significative : comme le montre la Figure 3, le choix d’une autre population de référence (« 3-7 km », courbe rouge pointillée) aboutirait à une très légère augmentation de la longévité pour les personnes faiblement irradiées.

(➔)Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 3, mars 2017, page 355

Une santé nettement affectée - mais pas de manière catastrophique

Au total, il apparaît que les survivants irradiés d’Hiroshima et de Nagasaki ont bien subi des dommages à long terme et, notamment, une augmentation significative de leur risque de cancer, particulièrement marquée pour les enfants exposés très jeunes. Cela a affecté leur longévité et sûrement (bien que ceci ait été peu étudié) leur qualité de vie : outre une possible augmentation de la morbidité, le traumatisme psychologique a dû être majeur et renforcé par le rejet dont les Hibakusha ont fait l’objet dans la société japonaise. Néanmoins, les effets mesurables sur la santé de ces personnes sont loin d’avoir été aussi catastrophiques que l’on imagine généralement puisque, même pour la population la plus irradiée, la perte d’espérance de vie est de l’ordre d’une année. Au total, les conséquences à long terme (après un suivi sur plus de 50 ans) d’une irradiation déjà notable de 100 mGy (soit environ 100 mSv) ne sont quasiment pas perceptibles (Tableau I et Figure 3), ce qui est à mettre en regard des limites admises pour l’irradiation due aux activités nucléaires : 1 mSv par an pour le public et 20 mSv par an pour les travailleurs du nucléaire.

Études sur les descendants des survivants irradiés

Le suivi d’une cohorte d’enfants de survivants irradiés (appelée cohorte F1) présente un intérêt particulier puisqu’il doit permettre d’évaluer les effets délétères d’une irradiation paternelle et/ou maternelle sur la santé des descendants, et ceci à long terme (jusqu’à 62 ans de suivi actuellement) et pour un effectif important (77 000 personnes, dont 35 000 témoins). Précisons tout de suite que cette cohorte concerne exclusivement des enfants conçus après les bombardements; environ 2 000 enfants exposés in utero ont été également suivis et ont montré, comme l’on pouvait s’y attendre, une forte sensibilité à l’irradiation se manifestant par un taux élevé de cancers [12] et une fréquence importante d’anomalies cérébrales [13]. Le suivi des 77 000 enfants non irradiés mais issu de parents irradiés doit permettre d’évaluer la présence et la fréquence d’effets génétiques dus à des mutations subies par les cellules germinales des parents au moment des bombardements. C’est notamment la crainte de tels effets, très répandue dans le public japonais, qui a motivé une grande défiance envers les Hibakusha qui, pour se marier, ont parfois été amené à cacher leur origine [14]. Il est donc important d’examiner ce que révèlent les études menées sur cette « cohorte F1 ». Notons que, dans le Japon de l’immédiat après-guerre, les femmes enceintes bénéficiaient d’un supplément de rations alimentaires, ce qui les amenait à s’enregistrer pour en bénéficier, et qui a ainsi facilité la constitution de la cohorte et son suivi dès la naissance.

Pas d’indication d’élévation du taux d’anomalies

Les analyses ont d’abord porté sur la fréquence de malformations observées à la naissance. Comme le montre le Tableau II, celle-ci ne semble pas augmenter lorsque les parents ont été fortement irradiés. Il en est de même pour le taux de mortinatalité. Le nombre de fausses couches précoces n’est cependant pas connu, et l’effectif de parents fortement irradiés est faible, ce qui limite la validité statistique des chiffres, mais on peut néanmoins conclure qu’il n’y a pas d’effet sensible des irradiations parentales à ce niveau.

Au fil des années, différentes techniques ont été utilisées pour tenter de mettre en évidence une différence entre les enfants des Hibakusha et la population témoin. Il s’est agi des aberrations chromosomiques puis, à partir de 1975, de la recherche de mutations dans les protéines sanguines détectées par électrophorèse (quatre variants trouvés chez 12 300 témoins, deux chez 1 1 300 enfants de parents irradiés), puis, à partir de 1985, d’études sur l’ADN. Celles-ci ont porté sur le taux de mutations à des locus de microsatellites [16] considérés comme pouvant révéler une éventuelle augmentation de la fréquence générale de mutation, avec là encore un résultat négatif (Tableau III), tout comme la recherche d’une instabilité accrue d’éléments répétitifs [17].

Les scientifiques de la RERF ont aussi mis au point une technique de fingerprint d’ADN6 grâce à laquelle ils espéraient pouvoir augmenter la sensibilité de la détection de mutations - mais là encore, sans parvenir à déceler une différence en fonction de l’irradiation des parents (N. Nakamura, communication personnelle). Au total donc, on en arrive à la conclusion que toutes ces approches échouent à détecter une augmentation du taux de mutations chez les enfants de parents irradiés - et donc que cette augmentation ne peut qu’être données de très faible.

En 2017, le séquençage intégral de l’ADN d’un individu est devenu très abordable, tant techniquement que financièrement, et est réalisé à grande échelle dans le cadre de différents projets tant médicaux que fondamentaux. On imagine donc que le séquençage d’un certain nombre de trios (père/mère/enfant) choisis dans la cohorte F1 devrait apporter des réponses plus solides que les analyses somme toute partielles pratiquées jusqu’ici, et on peut même s’étonner que de tels travaux n’aient pas déjà été réalisés. En fait la situation est plus complexe qu’il n’y paraît. Tout d’abord, la détection d’une mutation de novo dans un trio familial est certes possible, mais requiert des données de très bonne qualité afin d’éliminer les faux positifs [18]. De plus, il ne s’agit pas simplement de détecter des mutations, mais de mesurer un taux de mutations afin d’évaluer s’il est plus élevé chez les enfants de parents irradiés que chez les témoins. Sachant qu’a priori, compte tenu de tous les résultats déjà obtenus, le surcroît de mutations va être très faible, la tâche sera fort délicate. Par ailleurs il semble que la plupart des mutations induites par l’irradiation soient des délétions, et des travaux récents [19] montrent que leur fréquence spontanée n’est pas négligeable. Sur un autre plan, il est probablement délicat pour des raisons politiques de recourir pour ces travaux à un des laboratoires de pointe dans le domaine du séquençage aux États-Unis ou en Chine…

Examen du taux de mortalité des enfants de survivants

L’état de santé des enfants de survivants est-il différent de celui du groupe témoin ? Dans le cas présent, on ne peut pas encore faire appel au « juge de paix » que constitue la longévité : les enfants des survivants irradiés sont encore jeunes, avec un âge médian de 53 ans au dernier bilan (fin 2009) et plus de 90 % d’entre eux sont vivants : la courbe de survie ne serait donc pas significative. Il est par contre possible d’examiner le taux de mortalité selon la dose reçue par les parents - rappelons que 35 000 des 77 000 membres de la cohorte sont issus de parents non irradiés car absents (ou très éloignés) au moment des bombardements et que, par contre, la dose moyenne reçue par les parents exposés est de plus de 250 mGy. Le dernier bilan, publié en 2015 [6] ne montre pas de différence du taux de mortalité par cancer ou par toute autre maladie selon que les parents ont été fortement, faiblement ou pas du tout irradiés. Les effectifs sont relativement importants : près de 5 200 décès par maladie au total, dont 1 246 par cancer - rappelons qu’il s’agit d’une population relativement jeune. Les résultats sont donc fiables et les incertitudes statistiques très limitées. On en arrive donc à la conclusion que les enfants de survivants irradiés ne présentent ni anomalie génétique décelable, ni altération physiologique susceptible de réduire leur espérance de vie (encore que cette dernière ne puisse pas être directement mesurée à l’heure actuelle). Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucun effet génétique, simplement que ce dernier est très faible et donc difficilement mesurable. Nous voici loin en tous cas des affirmations selon lesquelles le seul fait de vivre à proximité d’une centrale nucléaire entraînerait obligatoirement l’apparition d’anomalies graves dans la descendance…

Tchernobyl, Fukushima et Hiroshima

Les accidents majeurs survenus au sein de centrales nucléaires (Three Mile Island en 1979, Tchernobyl en 1986, Fukushima en 2011) ont frappé les esprits et donné une image effrayante des conséquences de telles catastrophes, loin des conclusions somme toute relativement rassurantes exposées ci-dessus. Mais la contradiction n’est qu’apparente. Le premier accident connu, celui de Three Mile Island (Pensylvanie, États-Unis) était techniquement très grave : il y a bel et bien eu fusion du cœur du réacteur, et ce sinistre a donné un coup d’arrêt au développement du nucléaire civil aux États-Unis pour au moins vingt ans. Néanmoins, grâce à l’enceinte de confinement du réacteur, les fuites radioactives ont été minimes et sans conséquence sanitaire notable. L’accident de Tchernobyl, au contraire, a libéré autour de la centrale (puis à de grandes distances) de très importantes quantités d’éléments radioactifs dont certains (notamment l’iode 131 et le césium 137) sont entrés dans la chaîne alimentaire; il y a donc eu irradiation (surtout pour les « liquidateurs » intervenus sur le réacteur en feu), mais aussi contamination généralisée des populations, notamment des enfants. Le tout a eu lieu dans une Union Soviétique déjà en décomposition avancée avec des décisions aberrantes (maintien des défilés du 1er mai dans les villages environnants, quatre jours après la catastrophe [20]), des évacuations tardives et désordonnées et une absence de suivi sérieux des populations exposées. De sorte qu’encore aujourd’hui, il est bien difficile d’évaluer le bilan humain de cette catastrophe et que l’on se trouve face à des estimations allant de quelques centaines à un million de décès [21], les seuls points indiscutables étant une forte augmentation des cancers de la thyroïde chez les enfants contaminés par la consommation de lait (plus de 7 000 cas et quelques dizaines de décès) [22] (➔) et une forte mortalité (syndrome d’irradiation aiguë) chez les pompiers intervenus pour éteindre l’incendie du cœur du réacteur. Les six cent mille « liquidateurs » intervenus ensuite au fil des mois pour tenter de sécuriser le site n’ont pas été suivis de manière rigoureuse, mais ont sans doute souffert d’une augmentation du taux de cancers; les données sur les populations exposées sont fragmentaires mais ne font pas apparaître d’effet génétique indiscutable. Enfin l’accident de Fukushima, causé par la conjonction inattendue (mais pas imprévisible) d’un fort tremblement de terre et d’un énorme tsunami, est devenu une catastrophe majeure (avec fusion des cœurs de trois réacteurs) en raison d’erreurs de conception et de l’impéritie de son exploitant. Les niveaux d’irradiation et de contamination de la population avoisinante sont néanmoins restés modérés (à l’exception des personnels intervenants sur les réacteurs) [23, 24], et les dommages causés par le traumatisme d’une évacuation peut-être exagérément large ont été sans doute supérieurs aux conséquences directes de l’accident.

(➔)Voir la Synthèse de M. Schlumberger et B. Le Guen, m/s n° 8-9, août-septembre 2012, page 746

L’ampleur relativement modérée des conséquences sanitaires des bombes d’Hiroshima et Nagasaki chez les survivants irradiés tient donc au fait qu’il s’est agi d’une exposition unique à une dose (souvent importante) de rayonnements gamma (et de neutrons), en l’absence d’une contamination durable et massive de l’environnement. Cela montre qu’effectivement l’irradiation seule provoque moins de dommages qu’on ne l’imagine généralement, mais ne doit pas amener à minimiser les dangers d’une catastrophe concernant une centrale nucléaire, qui libère d’énormes quantités d’éléments radioactifs (de l’ordre de 1 000 fois plus qu’une bombe comme celle d’Hiroshima) et peut contaminer durablement de grandes étendues. Et bien entendu, une guerre nucléaire mobilisant des centaines de missiles armés de têtes d’une ou deux mégatonnes aurait des conséquences catastrophiques pour l’humanité toute entière… Les données indiscutables obtenues grâce au suivi à long terme des survivants d’Hiroshima et de Nagasaki permettent de relativiser les risques liés à une irradiation faible ou modérée, et montrent que les niveaux admissibles actuellement en vigueur sont appuyés sur des bases scientifiques solides; il n’en reste pas moins que ce n’est là qu’une facette des risques liés à la mise en jeu de l’énergie nucléaire qui, bien que « décarbonée » par nature, n’en présente pas moins de sérieux inconvénients.

Remerciements

Je tiens à remercier le Professeur Nori Nakamura qui m’a accueilli à la Fondation RERF et m’a fourni par la suite de nombreux documents ainsi que des données non publiées.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1Les bombes les plus puissantes expérimentées au cours de la course aux armements entre États-Unis et URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) atteignaient une puissance de 50 mégatonnes, trois mille fois celle d’Hiroshima. La puissance de celles qui figurent encore dans les arsenaux actuels tourne autour de la mégatonne.
2Dans le cas des bombes d’Hiroshima et Nagasaki, on est en présence d’une irradiation du corps entier, principalement par des rayons gamma (photons de haute énergie) ainsi que par un flux plus faible de neutrons. Il à été tenu compte de ce flux de neutrons (d’efficacité biologique supérieure) pour le calcul des doses reçues, mais le choix à été fait dans tous les travaux rapportés ici d’exprimer ces doses en Gray (ou milliGrays). Cela correspond néanmoins à des valeurs à peu près équivalentes en Sieverts (ou millisieverts, mSv, unité la plus fréquemment utilisée en radioprotection).
3Nori Nakamura, communication personnelle.
4Registre familial équivalent du livret de famille français
5Rappelons que la limite admissible pour l’irradiation due aux activités nucléaires est de 1 mSv par an pour le public et de 20 mSv pour les travailleurs du secteur (1 mSv correspondant à peu près à 1 mGy dans le cas présent).
6Coupure de I’ADN par une enzyme de restriction, puis séparation en deux dimensions, méthode rapide susceptible de révéler des différences entre deux échantillons.
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