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Med Sci (Paris). 34(6-7): 595–598.
doi: 10.1051/medsci/20183406021.

Les traitements hormonaux des mineurs transgenres, ou les obstacles de l’éthique médicale aujourd’hui

Ariel Bernier1* and Alain Leplège1

1Département d’histoire et de philosophie des sciences ; université Paris Diderot, ComUE Sorbonne Paris Cité, 75013Paris, France
Corresponding author.
 

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Vignette (Photo © Inserm-Chrystel Lafont).

Identité sexuelle et transgénérisme

Les sciences ne s’accordent pas sur les origines du transgénérisme. D’un côté, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) soutient, dès la neuvième édition de l’international statistical classification of diseases and related health problems (ICD-9), en 1975, que la transsexualité est une pathologie psychologique. Cette notion sera rapidement reprise, et en quelque sorte légitimée, par la troisième édition du diagnostic and statistics manuel of mental disorders (DSM III), en 1980 [2]. L’approche purement psychiatrique est cependant très critiquée, notamment pour son implication dans des thérapies de conversion de l’homosexualité vers l’hétérosexualité, aux États-Unis [4]. Ainsi, le gouvernement de l’Ontario, au Canada, approuve le « Affirming sexual orientation and gender act » en 20151, interdisant des pratiques de « conversion » lors des consultations ou des suivis psychiatriques de mineurs transgenres.

Le modèle explicatif du genre, qui domine aujourd’hui aux États-Unis, suggère qu’une combinaison de facteurs biologiques et psychologiques détermine l’identité sexuelle, ce qui permet d’envisager des traitements bio-médicaux [5]. Cette interprétation est notamment défendue dans les publications du médecin endocrinologue Jonathan Spack, du Boston children’s hospital ([4], p. 317), ainsi que dans celles de Simona Giordano, de l’Institut des sciences, éthique et innovation, à Manchester, selon lesquelles un blocage hormonal n’est pas une réponse médicale à un problème social, mais bien une réponse médicale à un problème médical [6].

À ces interprétations de la sexualité s’ajoute un mouvement de plus en plus répandu : la « dé-pathologisation » du transgénérisme. Certains chercheurs soutiennent en effet que le harcèlement et la discrimination des transgenres proviennent de sa pathologisation. Des ouvrages comme le DSM IV qualifient cette condition de gender identity disorder (ou trouble de l’identité sexuelle), ce qui implique l’existence d’un dysfonctionnement au niveau de l’identité sexuelle. Des associations LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels) aux États-Unis, comme la National coalition for LGBT health (NCLGBTH), ont soutenu le mouvement de dé-pathologisation, avec pour conséquence, en 2013, que le DSM V ne parle plus de disorder mais plutôt de « dysphorie du genre ». Des organisations internationales, comme l’OMS, envisagent également de retirer la transsexualité de la classification des pathologies psychiatriques [7]. De même, le Danish health data authority, au Danemark, a « dé-pathologisé » officiellement le transgénérisme en 2017. Paradoxalement, le mouvement de dé-pathologisation s’applique uniquement à la psychiatrie. Elle ne s’applique pas à la bio-médicalisation, comme on peut le voir dans les déclarations de l’International lesbian, gay, bisexual, trans and intersex association (ILGA)2,, ou dans les écrits de plusieurs experts, comme ceux de Spack ([4], p. 317). Une littérature plus récente (quoique minoritaire) accuse les traitements biomédicaux visant la transsexualité, comme sa pathologisation psychiatrique, d’être enracinés dans la pensée eugéniste des XIXe et XXe siècles [8].

Dès la fin du XIXe siècle, aux États-Unis, la transgression des normes sexuelles chez les enfants a été perçue comme l’indication d’une criminalité latente nécessitant une correction. Un premier test censé mesurer la masculinité et la féminité sera élaboré, dans les années 1930, par Lewis Terman et Catherine Miles, en collaboration avec des centres pénitentiaires, comme Alcatraz et le Ventura home for girls, qui espéraient ainsi empêcher les relations homosexuelles entre prisonniers [9]. Même aujourd’hui, la caractérisation de la dysphorie du genre dans le dernier DSM s’appuie sur ce qui est perçu comme un comportement transgressif (cross-gender behavior).

Étant donné que la majorité des enfants qui renoncent à l’identité transgenre à la puberté s’identifient le plus souvent comme homosexuels ou bisexuels, on peut dire que la transition sexuelle médicalement assistée reste aujourd’hui une forme de renforcement médical de l’hétéro-normativité, à l’image des pratiques que l’on pouvait trouver au cours du XXe siècle ([8], p. 390). On voit ainsi comment les débats d’éthique médicale doivent prendre en compte l’impact social de leurs conclusions et vice-versa, surtout parce que les chercheurs et les professionnels qui accompagnent des mineurs transgenres peuvent avoir des difficultés à s’accorder, de façon consensuelle, entre références sociétales et individus qui sont différents [10].

Ces désaccords sont parmi les principales raisons pour lesquelles la prise en charge des mineurs transgenres est si difficile. L’éthique médicale tire souvent son autorité d’un consensus entre experts, d’où l’existence de comités d’éthique, mais ce critère est en partie fondé sur la croyance qu’un tel consensus peut révéler une vérité scientifique [11]. L’autorité du consensus est ainsi contestable. Dans ce cas, la question qui se pose est de savoir si d’autres méthodes d’évaluation éthique que celles qui suivent un modèle « vertical » dans lequel une hiérarchie décide des arguments éthiques valables (comme le principlisme), ou un modèle plus « horizontal » (ou transversal), qui s’appuie sur des décisions éthiques antécédentes, sont nécessaires et acceptables.

Un autre obstacle intrinsèque à l’éthique médicale concerne l’évaluation des risques associés aux traitements proposés. Il s’agit, ici, du retardement de la puberté chez les mineurs par l’utilisation d’agonistes de l’hormone de libération de gonadotrophines hypophysaires (GnRH), qui stimule la sécrétion des hormones responsables du déclenchement de la puberté, l’hormone lutéinisante (LH) et l’hormone folliculo-stimulante (FSH) [12]. La société d’endocrinologie, aux États-Unis, suggère de commencer le blocage hormonal dès le stade 2 de l’échelle de Tanner3,, c’est-à-dire à l’aube de la puberté, qui peut commencer entre 9 et 13 ans, bien que cet âge ait tendance à reculer actuellement, particulièrement chez les filles [10]. Les conséquences à long terme du blocage hormonal sont encore loin d’être documentées. Il est possible que l’interruption de la puberté intervienne dans le processus de myélinisation des axones ([4], p. 317), notamment au niveau des cellules du système nerveux central, dans lequel les hormones sexuelles sont essentielles [13]. Ce processus permettrait aux adolescents de mieux développer leurs capacités de pensée abstraite, et donc de mieux comprendre les risques associés au traitement ([3], p. 506). L’interrompre risquerait donc d’avoir un impact négatif sur le développement de leurs capacités d’évaluer les enjeux de leurs décisions. Les répercussions médicales et psychologiques potentiellement néfastes du blocage hormonal risqueraient, de plus, d’avoir des conséquences plus graves sur les personnes qui sont physiologiquement nées filles, puisqu’elles ont tendance à être pubère plus jeune (entraînant donc des interventions comparativement plus précoces).

La majorité des mineurs ayant consulté des professionnels pour des problèmes de dysphorie du genre avant la puberté se désistent. Ils cessent en effet de s’identifier comme transgenre. La proportion des mineurs qui se désistent peut ainsi varier entre 77 % et 90 % ; il n’est pas encore possible de faire la différence entre les mineurs qui se désisteront de ceux qui persisteront avec cette identité à l’âge adulte [14]. Les risques associés au traitement ne sont donc pas uniquement de nature physiologique, mais aussi de nature sociale. Mais quels sont les risques associés au refus d’offrir le blocage hormonal ?

La transition sexuelle médicalement assistée

La transition sexuelle médicalement assistée a pour objectif d’obtenir une apparence physique la plus conforme possible à celle du sexe opposé, telle que la personne se la représente ([10], p. 2). Il est évident, à la lecture des recherches sur l’efficacité de ces traitements, que leur succès est conditionné par la capacité de faire passer le sujet pour un membre du sexe opposé, souvent appelé passing [15].

Cette transition a aussi pour objectif d’éviter une puberté traumatisante. En effet, les enfants qui persistent avec leurs sentiments de dysphorie du genre au cours de la puberté risquent de développer des problèmes psychologiques ou émotionnels ([3], p. 504). Pour certains auteurs, ces traitements peuvent ainsi aider à réduire le taux de suicide qui est particulièrement élevé dans cette population [10]. Un autre argument soutenant le caractère bienfaisant psychologiquement de ces traitements est que cette méthode permet au mineur d’avoir plus de temps pour réfléchir à son identité sexuelle, sans faire l’expérience de vivre dans un corps perçu comme « étranger » ([6], p. 580).

Le troisième objectif de la transition sexuelle médicalement assistée est de réduire le harcèlement du patient par autrui : le passing permet au patient de cacher son sexe physiologique d’origine et donc d’éviter des situations où la dissonance (subjectivement perçue) entre le comportement genré et l’apparence physique provoquerait du harcèlement ([1], p. 340). Il est évident que le but social est de retrouver un sentiment de normalité, comme le souligne Norman Spack à travers ses affirmations de l’efficacité de la « dutch method » (un protocole impliquant le blocage hormonal) : « les adolescents hollandais paraissent normaux en termes de taille, d’apparence du visage, de voix, de pilosité et de développement ou non de la poitrine, pour leur genre revendiqué » ([4], p. 317).

Le risque qui est principalement associé au refus du traitement par blocage hormonal, est de ne pas apparaître comme appartenant au sexe opposé (au sexe biologique d’origine), ce qui est susceptible d’entraîner des troubles psychologiques et émotionnels chez les sujets, ou des comportements agressifs de la part de leurs camarades. Comme le passing dépend de critères subjectifs, comme l’apparence du visage, et d’une adhésion à des normes physiques, l’évaluation de ce risque peut être considérée intrinsèquement problématique et complexe. En effet, cela entraîne des implications éthiques pour les enfants cisgenres (qui s’identifient à leur sexe physiologique de naissance) « anormaux » ou qui ne ressemblent pas à l’idéal physique associé à leur sexe, soulevant des questions sur le rôle de la pression sociale dans l’intervention médicale. Bernadette Wren dans l’article « Take these children seriously: NHS clinic in the eye of trans rights storm » paru le 19 novembre 2017 dans le journal The Guardian, déclare par ailleurs que les adultes sont parfois plus insistants sur des traitements médicaux que leurs enfants. Comme les risques biologiques associés au traitement ne sont pas encore connus, et comme les risques psychologiques ou sociaux liés au traitement (ou au refus de traitement) ne sont pas facilement mesurables, et même parfois problématiques, ceci rend plus difficile la prise en charge de ces patients.

Finalement, ces traitements médicamenteux destinés à permettre éventuellement une chirurgie corrective, sont acceptés pour les adultes, notamment pour respecter leur droit à l’auto-détermination, et donc leur autonomie, ceci en référence aux analyses kantiennes selon lesquelles un être doté de raison est libre de faire ses propres choix [16]. Ce raisonnement ne s’applique pas facilement aux mineurs pour lesquels plusieurs facteurs déterminent leur capacité de consentir. Aux États-Unis, comme en France, ce sont les parents, ou tuteurs légaux, qui décident des procédures médicales auxquelles leurs enfants auront accès jusqu’à la majorité. Au Canada, selon la province, le mineur peut en décider à partir de 16 ans, et au Royaume-Uni, à partir de 17 ans. En revanche, comme l’inhibition hormonale nécessite une intervention précoce pour atteindre ses objectifs de passing, le débat autour des traitements d’une population encore plus jeune remet en question ces limites de la capacité de consentir ou non, de façon autonome, à ces traitements médicaux.

Diverses organisations militant en faveur de l’inclusion et la santé des personnes transsexuelles, suggèrent que l’âge d’intervention médicale devrait dépendre du niveau de réversibilité du traitement. Le blocage hormonal, considéré par le World professional association of transgender health comme « réversible », serait ainsi admissible dès 9 ans, alors que des procédures considérées comme irréversibles, comme la chirurgie génitale, seraient limitées aux adultes [17]. Un argument en faveur de l’abaissement de l’âge de consentement s’appuie sur le fait qu’en Californie, les mineurs peuvent consentir à l’avortement ou à des traitements pour des maladies sexuellement transmissibles, dès l’âge de 12 ans [1]. À l’inverse, certains professionnels soulignent la contradiction inhérente à considérer comme légitime la volonté des mineurs dans le cas des traitements pour la dysphorie du genre, mais pas pour la consommation de psychotropes, imposée par des adultes, qui n’est jamais remise en cause ([10], p. 5).

Enfin, pour en revenir au manque de consensus scientifique concernant la nature de la dysphorie du genre, il doit être noté que les enfants ne participent pas à l’élaboration de ces différentes théories ; ils ne sont pas sollicités pour définir les cadres de la recherche scientifique, et n’interviennent pas de manière active à leur mise en Ĺ“uvre. Leur rôle est donc, au mieux, d’accepter ou de refuser les idées et les théories les concernant – imposées sous la forme d’un ensemble de traitements qui leur seront proposés. On peut donc s’interroger sur la valeur de ce consentement. D’ailleurs, même les adultes ne sont pas considérés capables de donner un véritable consentement à des traitements dont les répercussions ne sont pas définies, considérés comme médecine expérimentale. Au Royaume-Uni, depuis 2011, le blocage hormonal est de ce fait exclusivement administré dans le cadre d’expérimentations [8].

Conclusion

Le traitement hormonal des mineurs transgenres ne fait donc pas l’objet de consensus. Proposer un protocole de traitement universel aux mineurs transgenres, pour simplifier leur prise en charge médicale, serait, à ce stade, pour le moins discutable éthiquement, et risquerait de servir des finalités autant sociales que médicales, comme nous le voyons en Australie, où la normalité ou non du comportement « genré » de l’enfant peut finalement être décidée par des juristes ([8], p. 387). Le transgénérisme chez les mineurs, et les traitements comme le blocage hormonal, nous obligent donc à en repenser les enjeux éthiques dans leur dimension politique, au carrefour de la médecine, de la psychologie et des sciences sociales.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Loi sur l’affirmation de l’orientation sexuelle et de l’identité sexuelle. Toronto, 28 mai 2015.
2 La déclaration de l’International lesbian, gay, bisexual, trans and intersex association, sur la page https://www.ilga.org/international-day-of-action-for-trans-depathologization-2017-joint-statement : « the intrinsic connection between trans depathologization and the right of taking autonomous decisions about our own bodies […] denied by the persistence of pathologization as a requirement for accessing hormones, surgeries and other gender affirming procedures «, semble suggérer que de telles interventions médicales ne devraient pas résulter de l’identification d’une pathologie « psycho-medicale «.
3 Les diffé rents stades du dé veloppement pubertaire sont coté s de 1 (stade pre-pubè re, qui débute à la naissance) à 5 (stade adulte) selon l’échelle de Tanner qui s’appuie sur le dé veloppement mammaire, la pilosité pubienne et le dé veloppement des organes gé nitaux externes du garç on.
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