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Med Sci (Paris). 34(8-9): 701–708.
doi: 10.1051/medsci/20183408017.

Même l’effet Warburg est oxydable
Coopération métabolique et développement tumoral

Martine Cordier-Bussat,1 Chantal Thibert,2 Pierre Sujobert,1 Laurent Genestier,1 Éric Fontaine,3 and Marc Billaud1*

1Équipe labellisée par la Ligue nationale contre le cancer, Clinical and experimental model of lymphomagenesis, Univ Lyon, Université Claude Bernard Lyon1, Inserm 1052, CNRS 5286, Centre Léon Bérard, Centre de recherche en cancérologie de Lyon, 165, chemin du Grand Revoyet, 69221Oullins, France
2Institute for Advanced Biosciences, Inserm U1209, CNRS UMR5309, Université Grenoble Alpes, 38000Grenoble, France
3Laboratoire de bioénergétique fondamentale et appliquée, Inserm U1055, 38000Grenoble, France
Corresponding author.
 

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Vignette (Photo © Inserm - Jérome Galon).

L’effet Warburg : de la découverte au paradoxe

Les découvertes sont parfois des redécouvertes. Dans les années 1920, le biochimiste Otto Warburg (1883-1970)1 fut le premier à montrer qu’en présence d’oxygène, les cellules carcinomateuses n’oxydent pas le pyruvate issu de la glycolyse via les phosphorylations oxydatives mitochondriales (OXPHOS), mais le convertissent majoritairement en lactate (Figure 1) [1]. Ses recherches ultérieures l’ont convaincu que cette altération du métabolisme énergétique était au cœur des processus oncogéniques [1], une hypothèse ignorée pendant plus d’une cinquantaine d’années par une grande partie de la communauté scientifique, tant et si bien que le métabolisme ne faisait pas partie des « Hallmarks of cancer » répertoriées dans la célèbre revue de Douglas Hanahan et Robert Weinberg publiée en 2000 [2]. La redécouverte des travaux pionniers d’Otto Warburg dans les années 1990 a ouvert un nouveau champ disciplinaire extrêmement dynamique visant à comprendre comment la reprogrammation métabolique, considérée aujourd’hui comme une propriété fondamentale des cellules malignes (et intégrée en 2011 dans la mise à jour des « Hallmarks of cancer » [3]), constitue une étape incontournable du processus de transformation. Les raisons qui ont poussé les chercheurs, dont les auteurs de cette revue, à ré-ouvrir leur manuel de biochimie et à sonder les voies métaboliques du cancer constituent d’ailleurs une question très instructive d’histoire des sciences et de sociologie de la connaissance qui commence seulement à être étudiée [4].

En l’honneur de son découvreur, l’activation de la glycolyse en condition aérobie a été baptisée « effet Warburg », et en même temps que ce processus était admis, il est devenu un paradoxe à résoudre : pourquoi les cellules malignes ayant, a priori, un besoin accru d’ATP pour proliférer, n’utilisent-elles pas la voie OXPHOS, dont le rendement énergétique est nettement supérieur (Figure 2? On sait aujourd’hui que l’explication ne réside pas dans une altération de la fonction mitochondriale, comme le pensait Warburg. Les mitochondries respirent en effet dans la plupart des types de cellules cancéreuses, et elles fournissent les intermédiaires carbonés du cycle de Krebs nécessaires aux biosynthèses (un processus appelé cataplérose) [57] ().

(→) Voir la Synthèse de P. Razungles et al., m/s n° 11, novembre 2013, page 1026

En contrepartie, le cycle de Krebs doit être constamment réapprovisionné, en particulier en oxaloacéate via la pyruvate carboxylase, et en alpha-cétoglutarate par le catabolisme de la glutamine (processus dit d’anaplérose) (Figure 2) [57]. Une autre explication avancée est que la glycolyse aérobie confère aux cellules malignes un avantage sélectif résultant d’une adaptation aux fluctuations du niveau d’oxygène de leur microenvironnement. De fait, l’hypoxie stabilise le facteur de transcription HIF1 qui active l’expression des gènes codant les transporteurs de glucose (GLUT1-3) et plusieurs enzymes glycolytiques [8]. Cependant, ce n’est certainement pas la seule raison à l’effet Warburg car les cellules leucémiques peuvent fonctionner en glycolyse aérobie bien qu’elles ne soient pas confrontées à des conditions hypoxiques. De plus, même à des concentrations en oxygène dix fois inférieures à la normale, le transport des électrons dans la mitochondrie n’est réduit que d’un tiers [9].

L’explication communément admise est que l’effet Warburg représente la traduction biochimique d’une réorientation du métabolisme des cellules en division vers la production, au cours de la glycolyse, de précurseurs carbonés qui sont nécessaires aux biosynthèses des protéines, des lipides et des acides nucléiques (Figure 2) [57]. La glycolyse permet la transformation du glucose en deux molécules de pyruvate, avec la production concomitante de deux molécules d’ATP. Elle est connectée à plusieurs voies de biosynthèse, dont celles des pentoses phosphates, des phospholipides, des triglycérides, du cholestérol, du glycogène et des acides aminés. La glycolyse permet aussi la génération de molécules dotées de propriétés anti-oxydantes, comme le NADPH (nicotinamide adénine dinucléotide phosphate réduit) via la voie des pentoses. La production de lactate à partir du pyruvate, catalysée par la lactate déshydogénase (LDH) permet de réoxyder les équivalents réduits du NADH générés lors de la glycolyse, et donc de maintenir l’homéostasie redox (ou oxydo-réduction) [57]. Les cellules tumorales compensent le faible rendement énergétique de la glycolyse en captant avidement le glucose. De plus, la vitesse de production de l’ATP par la glycolyse est environ 100 fois plus importante que celle impliquant le métabolisme OXPHOS [10]. La question fondamentale que doivent résoudre les cellules tumorales est donc moins celle concernant la production d’ATP que celle de son utilisation. En effet, afin de maintenir le flux glycolytique soutenu nécessaire aux biosynthèses, les cellules en division doivent consommer activement l’ATP car ce nucléotide agit comme un inhibiteur allostérique de la phosphofructokinase et de la pyruvate kinase, deux enzymes régulateurs clefs de la glycolyse.

Le remodelage du métabolisme : entre mutations oncogéniques et microenvironnement tumoral

Cette réorientation du métabolisme vers l’activation des voies anaboliques est sous le contrôle direct des oncogènes et des suppresseurs de tumeur qui agissent à plusieurs niveaux du réseau métabolique et coordonnent son fonctionnement [57]. Par exemple, l’oncogène Myc promeut la biogenèse mitochondriale et contribue à l’addiction des cellules tumorales au glucose et à la glutamine [11,12]. Le suppresseur de tumeurs p53 inhibe, lui, la glycolyse, en réprimant la transcription des gènes codant les transporteurs du glucose [13] (). Il redirige également le flux glycolytique vers la voie des pentoses phosphates et stimule la respiration mitochondriale [13]. Un autre élément important à prendre en compte dans le remodelage métabolique des tumeurs est leur microenvironnement. Pour les tumeurs solides, celui-ci est constitué par de nombreux types cellulaires qui peuvent représenter jusqu’à 50 % de la masse tumorale, dont les CAF (fibroblastes associés au cancer), les structures vasculaires et péri-vasculaires, les cellules effectrices du système immunitaire et parfois des adipocytes [14]. L’interaction des cellules tumorales avec leur microenvironnement contribue au processus tumoral [56] ().

(→) Voir la Synthèse de M. Lacroix et al., m/s n° 12, décembre 2013, page 1125

(→) Voir le numéro thématique Microenvironnements tumoraux : conflictuels et complémentaires, m/s n° 4, avril 2014

Ainsi les CAF sécrètent des facteurs de croissance, mais aussi des métabolites comme le lactate et l’alanine, qui stimulent la prolifération des cellules malignes [15, 16]. En outre, l’oxygénation de la tumeur et la diffusion des nutriments diffèrent selon que les cellules cancéreuses sont situées à proximité des vaisseaux sanguins ou dans des zones éloignées de ceux-ci. Cette contrainte topographique est à l’origine d’une hétérogénéité métabolique spatiale au sein de la tumeur sur laquelle nous reviendrons dans la suite de cette revue.

On sait maintenant que l’effet Warburg ne constitue pas une singularité des cellules tumorales. Il est utilisé dans un contexte physiologique par de nombreux types cellulaires, des neurones aux lymphocytes, en passant par les cellules souches, leur permettant, entre autres, de s’adapter aux contraintes métaboliques dues à leur microenvironnement [17, 18].

Tout n’est pas Warburg dans le métabolisme tumoral

Par un étrange tour du destin, l’effet Warburg est passé de sa relégation dans l’oubli à une présence ubiquitaire, devenant le paradigme incontournable des articles et des revues traitant du métabolisme tumoral. Cependant, cette focalisation sur la glycolyse aérobie a eu pour conséquence d’occulter un fait solidement établi : les cellules cancéreuses respirent ! L’analyse rigoureuse des caractéristiques bioénergétiques d’une trentaine de lignées tumorales a en effet permis d’établir que seule 20 % de la quantité totale d’ATP est produite par glycolyse, le reste l’étant en grande partie par l’activité OXPHOS mitochondriale [19]. Argument supplémentaire, les molécules agissant comme des inhibiteurs de la chaîne respiratoire, dont la metformine, un médicament utilisé dans le traitement du diabète, exercent des effets cytostatiques sur un grand nombre de types tumoraux [20] ().

(→) Voir la Synthèse de M. Foretz et B. Viollet, m/s n° 1, janvier 2014, page 82

Enfin, une série de résultats n’est pas conciliable avec la formulation stricte de ce paradigme. Ainsi, l’analyse transcriptomique des cellules tumorales issues d’une cohorte de patients atteints de lymphomes B diffus à grandes cellules a révélé trois sous-groupes, dont l’un est caractérisé par la surexpression de gènes codant des effecteurs du métabolisme mitochondrial (une signature OXPHOS) [21]. Une sous-classe de tumeurs présentant un métabolisme OXPHOS a également été identifiée dans les mélanomes surexprimant le co-activateur transcriptionnel PGC-1-α (PPAR-gamma coactivator-1-alpha) [22] ainsi que dans les tumeurs gliales associées à une translocation chromosomique impliquant le gène codant le récepteur FGFR3 (fibroblast growth factor receptor 3) [23]. L’essor des techniques de marquage isotopique utilisant le 13C-glucose a confirmé cette hétérogénéité métabolique dans des modèles de greffes orthotopiques de glioblastomes humains chez la souris [24] et chez des patients atteints d’adénocarcinome bronchique [25]. Enfin, non seulement les tumeurs respirent, mais elles peuvent aussi oxyder d’autres molécules que le glucose pour produire l’ATP nécessaire aux biosynthèses, en particulier la glutamine, les acides gras et l’acétate [57, 2628]. Cette flexibilité métabolique des cellules malignes qui peuvent utiliser des sources carbonées autres que le glucose, constitue donc une limitation majeure à l’efficacité d’interventions nutritionnelles visant à limiter l’apport en sucres comme approche thérapeutique des cancers.

Quels sont les facteurs qui déterminent le profil métabolique des tumeurs ? Il est clair que la nature des mutations drivers 2 a un rôle causal. Ainsi, les tumeurs hépatiques ou pulmonaires induites par l’oncogène Myc, dans des modèles de souris transgéniques, produisent du lactate, alors que ce n’est pas le cas de tumeurs pulmonaires qui sont induites par l’oncogène Met (hepatocyte growth factor receptor) [29]. Mais la nature du gène altéré ne suffit pas à expliquer le profil métabolique des cancers puisque les tumeurs hépatiques induites par Myc se caractérisent par une augmentation du catabolisme de la glutamine, alors qu’à l’inverse les tumeurs pulmonaires exprimant cet oncogène accumulent cet acide aminé [29]. Ainsi, l’hétérogénéité métabolique que l’on observe entre les différents types tumoraux s’explique non seulement par la nature des mutations drivers mais aussi par l’origine du tissu dont sont dérivés les cancers et par les caractéristiques de leur microenvironnement.

Du lactate pour respirer…

C’est dans ce contexte scientifique que plusieurs articles récents nous conduisent à réviser notre compréhension du métabolisme tumoral, en attribuant un rôle insoupçonné au lactate. Ce métabolite exerce une triple action physiologique. Il est en effet : (1) une source énergétique majeure ; (2) le principal précurseur de la gluconéogenèse ; et (3) une molécule de signalisation ayant des activités autocrines, paracrines et systémiques [30]. La concentration sanguine physiologique de ce métabolite varie entre 0,5 mM et 2 mM, mais, dans les tumeurs, le lactate peut atteindre une concentration de l’ordre de 40 mM. D’ailleurs, de nombreuses études cliniques ont montré que son accumulation est un marqueur de mauvais pronostic [31] et il existe une relation inverse entre la concentration sérique de LDH, l’enzyme produisant le lactate, et la survie des patients atteints de cancer [32].

Le lactate est produit en majorité à partir du pyruvate issu de la glycolyse, mais une fraction a également pour origine la glutamine. Afin d’équilibrer leur pH intracellulaire, les cellules malignes exportent cette molécule grâce à quatre transporteurs de monocarboxylates (MCT1-4), provoquant ainsi une acidification du milieu extracellulaire qui les environne et dont le pH est compris entre 6,5 et 7,0 [33]. Mais les cellules cancéreuses disposent également d’un équipement varié de transporteurs qui leur permet de s’adapter à l’acidose de leur microenvironnement ainsi provoquée [33]. En revanche, cette acidification du milieu extracellulaire exerce une action immunosuppressive sur les lymphocytes et les macrophages infiltrant la tumeur. Elle permet ainsi la dissémination métastatique en favorisant une dégradation partielle de la matrice extracellulaire [34].

Ces données accordent donc un rôle indirect au lactate dans les mécanismes de transformation, mais ce métabolite pourrait-il agir de manière plus directe au cours de l’oncogenèse ? Plusieurs études confirment cette hypothèse. Une première découverte a été la relation de « symbiose métabolique » existant dans certaines tumeurs solides [35]. Les cellules malignes glycolytiques produisent du lactate. Il est alors capté par les cellules malignes OXPHOS, localisées dans les zones oxygénées de la tumeur, qui l’oxydent via les mitochondries [35]. La vitesse d’absorption de cette molécule est même supérieure à celle du glucose dans les régions hypoxiques de tumeurs mammaires [36]. Deux études publiées très récemment ouvrent des perspectives inattendues sur cette question [37, 38]. La première étude, fondée sur l’injection intraveineuse chez la souris de nutriments marqués au 13C, montre que le flux de lactate est celui de tous les métabolites sériques qui est le plus élevé. En condition de jeûne, son renouvellement (turnover) est ainsi deux fois supérieur à celui du glucose [37]. De plus, la contribution du glucose à l’approvisionnement du cycle de Krebs, dans tous les tissus analysés, est voisine de zéro, la seule exception étant le cerveau. En revanche, le lactate et la glutamine sont les substrats circulants majeurs utilisés par le cycle de Krebs [37]. Ces données ont été confirmées dans des modèles de souris transgéniques développant des tumeurs du poumon et du pancréas [37]. La seconde étude, exploitant également le marquage isotopique de métabolites, mais cette fois chez des patients atteints de cancers bronchiques, prouve que la contribution directe du lactate au cycle de Krebs est largement supérieure à celle du glucose [38].

Les leçons du lactate

Les résultats obtenus dans ces études renouvellent-ils nos connaissances ? Ils confirment que le lactate agit bien comme une navette carbonée entre organes et au sein de la tumeur (Figure 3A). On savait que l’échange de ce métabolite entre les muscles squelettiques en exercice et le foie, aussi appelé cycle de Cori, permet son recyclage en glucose par la gluconéogenèse hépatique (Figure 3A). L’existence d’un dialogue métabolique entre cellules gliales et neurones était également connue : les cellules gliales produisent le lactate utilisé comme support nutritif par les neurones (Figure 3B) [30]. Un dialogue identique intervient au niveau du testicule, entre les cellules germinales et l’épithélium séminifère (Figure 3B) [30]. Nous savions aussi que le lactate circule par voie sanguine et qu’il est utilisé comme source énergétique par de très nombreux tissus [30]. On parle d’ailleurs de « lactormone » pour décrire ses effets systémiques [30]. Cependant, ses propriétés de navette carbonée au sein de l’organisme avaient été essentiellement décrites dans des situations physiologiques. Les travaux récents apportent donc la preuve de l’existence d’un mode d’action similaire du lactate dans les cancers. Il reste que la question de la dissociation entre glycolyse et métabolisme OXPHOS demeure entière. Une explication serait que ce mécanisme offre plus de souplesse aux cellules qui peuvent, dans certaines conditions, capter le lactate circulant pour alimenter le cycle de Krebs et, ainsi, utiliser la glycolyse à seule fin de synthétiser les précurseurs carbonés nécessaires à la production de biomasse. Cette explication est similaire à celle proposée pour expliquer la dépendance des tissus normaux au glucose, qui serait essentiellement liée à la nécessité d’activer la glycolyse et les voies biosynthétiques associées et non à celle de produire l’ATP via le métabolisme OXPHOS [39]. Mark Kirschner et John Gerhart, deux biologistes américains, appellent ce phénomène weak linkage, une faible liaison entre constituants moléculaires d’une voie de signalisation qui, en découplant les étapes d’une suite de réactions enzymatiques, confère plus de flexibilité aux processus biologiques et participe ainsi aux capacités évolutives des organismes [40]. L’autre raison invoquée par les auteurs, serait que l’échange rapide par la circulation sanguine du couple redox lactate/pyruvate contribuerait à maintenir l’équilibre cytosolique entre les formes oxydée et réduite du NAD (NAD+ et NADH), afin de tamponner les variations des deux formes de ce coenzyme dans les tissus dont le métabolisme est très actif [37]. Il reste à savoir si le lactate est un « oncométabolite » à part entière, au même titre que le 2-hydroxy-glutarate, le fumarate et le succinate, et si, comme ces molécules, il peut exercer une activité transformante paracrine per se et reprogrammer l’épigénome [41].

La tumeur, un écosystème métabolique

Il est désormais clair que les cellules malignes ajustent avec une grande flexibilité leurs besoins en biomasse à leur vitesse de croissance, et qu’elles s’accommodent des contraintes de leur microenvironnement en activant un répertoire de programmes métaboliques qui n’est pas limité au mode Warburg. Elles sont en effet capables de coopérer entre elles, en échangeant en continu des substrats énergétiques, en particulier le lactate et l’alanine. Une tumeur peut être ainsi assimilée à un écosystème métabolique qui s’est développé en s’adaptant à la pression de sélection exercée par les mécanismes de défense de la cellule transformée et de l’organisme (gènes suppresseurs de tumeur, sénescence réplicative, immunosurveillance, etc.). La mutualisation des ressources énergétiques constitue donc l’une des solutions adaptatives qui a été sélectionnée par les cellules cancéreuses. Cette coopération métabolique est voisine de celle décrite pour des organismes unicellulaires hétérotrophes3,, qui établissent un compromis (trade-off)4, entre vitesse de production de l’ATP (via la glycolyse) et rendement énergétique (via le métabolisme OXPHOS) selon la quantité de glucose disponible [10, 42]. Une modélisation mathématique des conditions dans lesquelles la diffusion du glucose est faible indique que les cellules présentant un métabolisme OXPHOS ont un avantage prolifératif quand elles sont regroupées et qu’elles sont associées à des cellules ayant un métabolisme glycolytique, un processus de compartimentation métabolique similaire à celui décrit dans les tumeurs solides [10, 42]. Les cellules néoplasiques refaçonnent leur microenvironnement et les propriétés des cellules infiltrant la tumeur. Le lactate, produit par les cellules de mélanome, inhibe en effet la survie et la prolifération des lymphocytes T et des cellules NK (natural killer) infiltrant la tumeur, facilitant ainsi l’échappement des cellules tumorales à l’immunosurveillance [43]. Il existe une compétition entre lymphocytes T intra-tumoraux et cellules malignes pour l’accès aux nutriments. La captation du glucose par ces dernières aboutit en effet à l’épuisement (exhaustion) des lymphocytes T effecteurs [44]. La manipulation du métabolisme des cellules tumorales, ou de celui des lymphocytes T, ouvre ainsi des perspectives prometteuses dans l’immunothérapie des cancers. En effet, le ciblage des points de contrôle (checkpoints) immunitaires avec des anticorps, tels que les anticorps anti-PD-1 (programmed cell death-1) inhibe l’effet Warburg des cellules malignes [44]. L’augmentation artificielle de la concentration de phosphoénolpyruvate (PEP), un métabolite intermédiaire de la glycolyse, peut aussi rétablir la fonction des lymphocytes T effecteurs, et ceci, même en situation de carence en glucose [45]. Ces données associées à la récente démonstration que les cellules malignes peuvent induire un effet Warburg dans les CAF (appelé effet Warburg reverse), et qu’elles utilisent pour leur propre compte le lactate ainsi produit [46], est une preuve supplémentaire qu’il devient nécessaire de considérer la tumeur comme un écosystème évolutif ayant ses propres règles métaboliques, dont l’effet Warburg est l’une des manifestations. Ainsi, l’idée commune d’une cellule cancéreuse folle enfermée dans sa « logique proliférative » et qui n’entretiendrait plus aucun dialogue avec l’organisme est une métaphore trompeuse [47].

Les mitochondries font de la résistance

La chimiorésistance est une cause majeure de l’échec thérapeutique des cancers. Les processus moléculaires permettant aux cellules tumorales d’échapper aux traitements font l’objet d’une recherche très active, et l’implication du métabolisme mitochondrial dans ce phénomène a constitué une réelle surprise. Ainsi, le ciblage du métabolisme OXPHOS avec un nouvel inhibiteur du complexe I mitochondrial (c’est à dire de la NADH déshydrogénase) dans les lymphomes du manteau5 devenus résistants à l’ibrutinib, une molécule qui bloque la signalisation du récepteur des lymphocytes B (BCR), permet d’éradiquer la tumeur dans des modèles de xénogreffes [48]. De même, les mélanomes présentant un métabolisme OXPHOS acquièrent une résistance aux médicaments ciblant l’oncogène BRAF V600E 6 [49]. Des données similaires reliant activité OXPHOS et chimiorésistance ont été obtenues dans d’autres types de cancers : les leucémies aiguës myéloïdes [50], les leucémies myéloïdes chroniques [51], et les cancers mammaires triple-négatifs7 [52].

Ces résultats corrélant l’activation du métabolisme mitochondrial et la résistance au traitement ont été étayés par des arguments expérimentaux. Le ciblage du métabolisme OXPHOS par le blocage du ribosome mitochondrial par l’antibiotique tigecycline, ou à l’aide d’inhibiteurs du complexe I (la metformine) ou du complexe III (l’antimycine A) de la chaîne respiratoire, exerce un effet cytotoxique synergique avec les traitements de référence [5053]. D’autres approches pharmacologiques visant à bloquer la β-oxydation des acides gras dans la mitochondrie, ou à augmenter le stress oxydatif dans les cellules malignes OXPHOS, sont aussi envisageables [53]. Même si la discussion détaillée de ces résultats sort du cadre de cette revue, il serait très intéressant de savoir si les cellules chimio-résistantes utilisant le métabolisme OXPHOS correspondent à celles qui captent le lactate pour alimenter le cycle de Krebs. Au vu des interrelations avérées entre chimiorésistance et mécanismes épigénétiques [54], il est concevable que les cellules résistantes utilisant le métabolisme OXPHOS se caractérisent par une signature épigénétique particulière, ce qui ouvrirait de nouvelles perspectives thérapeutiques.

Conclusion : Warburg au XXIe siècle

Nous sommes donc passés progressivement d’une vision fixiste du métabolisme centrée sur l’effet Warburg à une conception plus intégrée prenant en compte les dialogues métaboliques établis entre cellules cancéreuses et avec leur microenvironnement. Le développement des marquages isotopiques a été, et sera, à cet égard, un apport majeur pour la compréhension des processus bioénergétiques tumoraux in vivo. Nul doute aussi que ces nouvelles données constitueront la base de nouveaux traitements comme le laisse augurer, entre autres, le décryptage des mécanismes métaboliques de chimiorésistance. Ces travaux auront eu aussi le mérite de nous rappeler que si les cellules cancéreuses savent déjouer les traitements, elles contredisent aussi souvent nos modèles explicatifs apparemment les mieux fondés. Ainsi, loin de l’image erronée de la cellule maligne usant de manière dispendieuse du glucose pour produire du lactate, un « déchet » qui serait sans fonction métabolique, il apparaît qu’elle le recycle, se conformant à la célèbre maxime prêtée à Lavoisier : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Il y a donc fort à parier que notre cadre théorique expliquant le métabolisme tumoral soit encore très incomplet et que les avancées prochaines dans ce domaine très actif de la recherche nous forcent à reconsidérer ce que nous tenions pour acquis.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Acknowledgments

Nous remercions Christine Perret, Gilles Mithieux et Jean-Pierre Rouault pour leur relecture critique du manuscrit.

 
Footnotes
1 Médecin, physiologiste et biochimiste allemand. Il est lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine décerné en 1931.
2 Les mutations conductrices (drivers) ont un rôle causal dans le processus oncogénique.
3 Contrairement aux organismes autotrophes qui utilisent le carbone minéral sous forme de CO2 pour synthétiser leur propre matière organique, un organisme hétérotrophe ne synthétise pas sa propre matière organique. Il est donc amené à consommer des molécules organiques synthétisées par d’autres organismes pour s'approvisionner en carbone.
4 Une relation tout et rien entre deux situations : ici, vitesse de production de l’ATP et rendement énergétique.
5 Le lymphome du manteau est un lymphome non hodgkinien (LNH) à lymphocytes B. Il prend naissance dans le bord externe d'un ganglion lymphatique, appelé zone du manteau.
6 La mutation du gène BRAF V600E correspond à un changement d'acide aminé en position 600 dans la protéine B-Raf qu’il code, avec une valine (V) remplacée par un acide glutamique (E), la rendant oncogénique.
7 Les cellules cancéreuses du sein présentent des récepteurs de l’œstrogène ou de la progestérone. Elles peuvent aussi avoir des récepteurs HER2, ou ErbB2. Le cancer triple négatif est formé de cellules qui n’ont aucun de ces récepteurs.
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