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Med Sci (Paris). 34(10): 885–890.
doi: 10.1051/medsci/2018222.

La sénescence en passe d’être vaincue ?
Chroniques génomiques

Bertrand Jordan1*

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS ; CoReBio PACA, case 901, Parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Vieillissement, Animaux, Apoptose, Recherche biomédicale, Transplantation cellulaire, Vieillissement de la cellule, Cytokines, Humains, Souris, Souris transgéniques, effets des médicaments et substances chimiques, physiologie, tendances, pharmacologie

 

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Cellules sénescentes et « sénolytiques »

Le phénomène de sénescence cellulaire, connu depuis plusieurs décennies [1], est caractérisé par l’arrêt définitif du cycle cellulaire, accompagné de la sécrétion de molécules ayant un effet inflammatoire (protéases, cytokines et chimiokines) [2] ().

(→) Voir la Synthèse de Y. Tachikart et al., m/s n° 6-7, juin-juillet 2018, page 547

Il se produit lorsque la cellule a été endommagée, notamment au niveau de son ADN, et joue un rôle protecteur en évitant que ces cellules endommagées puissent proliférer et donner éventuellement naissance à une tumeur [3] ().

(→) Voir la Synthèse de E. Goy et C. Abbadie, m/s n° 3, mars 2018, page 223

Ces cellules « presque mortes » sont normalement éliminées par le système immunitaire de l’organisme, alerté par l’inflammation locale qu’elles produisent. Mais elles peuvent persister chez les individus âgés ou atteints de certaines pathologies, et entraînent alors des dysfonctionnements des tissus dans lesquels elles sont présentes [2, 4, 5]. On peut donc penser que leur élimination aurait un effet favorable et permettrait peut-être de limiter les pathologies liées à l’âge. Plusieurs composés « sénolytiques » éliminant plus ou moins spécifiquement les cellules sénescentes ont été découverts, et différentes études récentes ont montré un effet positif de cette élimination dans des modèles murins d’affections comme l’athérosclérose, l’hypertrophie cardiaque ou les pathologies ostéo-articulaires [2] (), ainsi qu’une augmentation de la longévité [4]. L’approche semble donc prometteuse ; l’article qui fait l’objet de cette chronique, paru en août 2018 dans Nature Medicine [6], apporte des éléments nouveaux, toujours chez la souris, mais avec un nouveau modèle expérimental performant et beaucoup de données pertinentes qui lui ont assuré un large écho [7].

(→) Voir la Synthèse de Y. Tachikart et al., m/s n° 6-7, juin-juillet 2018, page 547

Comment induire la sénescence ? En injectant quelques cellules sénescentes !

Un des problèmes expérimentaux dans ces études est la nécessité d’attendre la vieillesse des souris (deux ans, équivalant à 75 ans environ chez l’homme) pour que ces animaux présentent des signes clairs de sénescence. Les auteurs [6] sont parvenus à provoquer ces altérations chez des souris jeunes (6 mois) en leur injectant un petit nombre de cellules sénescentes. Il s’agit de pré-adipocytes préalablement irradiés pour induire la sénescence et exprimant la luciférase (ce qui permet de les repérer par la suite). Ces cellules (choisies notamment parce qu’elles sont peu immunogéniques) sont injectées par voie intrapéritonéale, en relativement petit nombre (de 0,2 à 1 million de cellules par animal) et se localisent principalement dans la graisse viscérale. Un mois après transplantation, les performances des souris traitées sont nettement inférieures à celles des témoins (injectés avec du tampon ou des cellules non sénescentes), et ceci de manière dose-dépendante pour plusieurs tests : vitesse de déplacement, endurance à la suspension et force de préhension (Figure 1)1.

Les auteurs calculent qu’à la dose maximale, les cellules sénescentes représentent environ 0,02 % du nombre total de cellules de la souris, et environ 0,3 % des cellules du tissu adipeux intrapéritonéal : il est remarquable d’observer un effet aussi net dans ces conditions, et des expériences complémentaires leur permettent de suggérer que les cellules introduites induisent la sénescence d’autres cellules, localement mais aussi à distance, y compris dans le tissu musculaire. De plus, en répétant l’étude avec des cellules sénescentes autologues, les auteurs montrent que l’effet observé n’est pas dû à un phénomène de rejet des cellules injectées. Enfin, l’injection à des souris déjà âgées (17 mois) a un effet plus marqué sur les performances des animaux et réduit significativement leur durée de vie. L’autopsie des souris après leur mort naturelle ne montre pas de différence nette entre les souris injectées et les témoins, ce qui suggère que la sénescence induite agit sur un processus général et non via une ou quelques affections spécifiques. Au total, il semble bien que ce modèle expérimental permette effectivement d’induire par une manipulation simple et bien contrôlée une véritable sénescence chez des animaux jeunes.

Les sénolytiques entrent en scène

Une bonne dizaine de molécules capables d’éliminer sélectivement les cellules sénescentes ont déjà été décrites (voir [2] pour une mise au point récente). Les auteurs ont choisi deux d’entre elles, le datasinib (un inhibiteur des tyrosine kinases, déjà employé en chimiothérapie pour des cancers hématologiques) et la quercétine (un flavonoïde végétal également utilisé en cancérologie). Ils ont vérifié sur des cultures de tissus humains que ces molécules pouvaient réduire le nombre de cellules sénescentes et atténuer la sécrétion de cytokines inflammatoires. Une des raisons du choix de ces deux sénolytiques est qu’il s’agit de molécules déjà autorisées pour un usage clinique par la FDA (food and drug administration) des États-Unis, et dont les effets secondaires sont bien connus et modérés : visiblement, les futures applications sur l’homme ne sont pas perdues de vue.

La question, bien sûr, est de savoir si ce traitement peut permettre aux souris traitées par des cellules sénescentes de retrouver leurs performances d’origine. Plusieurs schémas expérimentaux sont présentés avec leurs résultats, concluants dans l’ensemble, même si les différences sont modestes ; la Figure 2 présente celui qui est, à mon avis, le plus intéressant. Dans ce cas, des souris jeunes ont subi une injection de cellules sénescentes ; cinq semaines après, elles sont traitées par voie orale avec la combinaison des deux sénolytiques. Comme le montre la Figure 2, leurs performances mesurées deux semaines plus tard montrent que la baisse induite par les cellules sénescentes est complètement annulée par l’action des sénolytiques. On a donc effacé grâce à ce traitement la sénescence précédemment induite, un résultat très séduisant !

En est-il de même pour la sénescence naturelle ? C’est évidemment la question qui se pose à ce point. Et la réponse s’avère positive : si des souris âgées de 20 mois (sans traitement préalable) reçoivent les deux sénolytiques durant quatre mois à raison de deux doses par semaine, leurs performances physiques (mesurées à 24 mois) s’améliorent de manière significative (Figure 3). Et si l’on traite de la même manière des souris âgées au départ de 24 mois, et que l’on attend leur mort naturelle tout en mesurant régulièrement leurs performances, on observe là aussi une nette amélioration accompagnée d’un allongement sensible de la longévité (Figure 4).

Vers la fontaine de jouvence ?

Ces résultats spectaculaires suscitent évidemment l’espoir d’applications cliniques et l’intérêt de nombreuses entreprises. La lutte contre le vieillissement est largement investie par l’industrie : une revue récente [8] ne répertorie pas moins de trente-quatre firmes impliquées dans ce domaine, dont une demi-douzaine centrées sur l’emploi de sénolytiques. Reste néanmoins à franchir des étapes importantes avant d’en arriver à d’éventuelles « thérapies anti-âge » (Figure 5). Pour commencer, les cellules sénescentes diffèrent selon les tissus [2, 5] et ne répondent pas nécessairement aux mêmes sénolytiques : il faudra donc améliorer les méthodes de détection de ces cellules afin d’évaluer la charge des tissus à traiter et disposer d’une large gamme de molécules adaptés à chaque cas. Il faudra aussi veiller à ce que les traitements n’abolissent pas complètement les effets positifs de ces cellules sénescentes, notamment pour la protection contre le développement de cancers. Et la conception même de futurs essais cliniques pose problème, dans la mesure où le vieillissement n’est pas considéré en soi comme une pathologie, et où les échelles de temps nécessaires pour une démonstration d’efficacité risquent d’être fort longues.

De fait, il est à prévoir que les premières applications cliniques porteront sur des affections liées à l’âge et pour lesquelles on peut espérer que l’élimination de cellules sénescentes ait un effet bénéfique à court terme [6, 7]. C’est le cas du premier essai clinique de sénolytiques, déjà en cours et répertorié dans la base de données ClinicalTrials.gov sous le numéro NCT02848131. Il s’agit d’un essai de phase II2, portant sur des patients diabétiques atteints de dysfonction rénale chronique, qui sont traités par le datasinib ou la quercétine. On suit chez ces malades (et chez le groupe témoin) le pourcentage de cellules sénescentes dans la peau, la graisse et le sang ainsi que les éventuelles modifications de la fonction rénale ; le premier bilan est prévu pour avril 2020. Cet essai est sous la responsabilité de la Mayo Clinic (Rochester, États-Unis) à laquelle appartiennent les principaux auteurs de l’article [6]. On peut imaginer avec eux bien d’autres applications futures, notamment pour réduire la sénescence induite par les traitements anticancéreux comme la radiothérapie et la chimiothérapie [9]. Au-delà, on peut évidemment rêver à une administration prophylactique de sénolytiques autorisant un allongement significatif de l’espérance de vie en bonne santé et sans doute de la vie tout court – en espérant que ce progrès, s’il se concrétise, soit largement partagé et non réservé à quelques privilégiés fréquentant des cliniques spécialisées à but (très) lucratif…

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Je ne montre à chaque fois qu’un résultat extrait des très abondantes données présentées dans l’article [6].
2 La phase I n’est pas nécessaire puisque les sénolytiques utilisés sont déjà approuvés par la FDA pour une utilisation en cancérologie.
References
1.
López-Otín C, Blasco MA, Partridge L, et al. The hallmarks of aging . Cell. 2013; ; 153 : :1194.–1217.
2.
Tachikart Y, Malaise O, Constantinides M, et al. Cibler les cellules sénescentes : une révolution dans le traitement des pathologies ostéo-articulaires . Med Sci (Paris). 2018; ; 34 : :547.–553.
3.
Goy E, Abbadie C. Sénescence et cancer : double jeu . Med Sci (Paris). 2018; ; 34 : :223.–230.
4.
Childs BG, Gluscevic M, Baker DJ, et al. Senescent cells: an emerging target for diseases of ageing . Nat Rev Drug Discov. 2017; ; 16 : :718.–735.
5.
Hernandez-Segura A, , Nehme J, Demaria M. Hallmarks of cellular senescence . Trends Cell Biol. 2018; ; 28 : :436.–453.
6.
Xu M, Pirtskhalava T, Farr JN, et al. Senolytics improve physical function and increase lifespan in old age . Nat Med. 2018; ; 24 : :1246.–1256.
7.
Serrano M, Barzilai N. Targeting senescence . Nat Med. 2018; ; 24 : :1092.–1094.
8.
De Magalhães JP, , Stevens M, Thornton D. The business of anti-aging science . Trends Biotechnol. 2017; ; 35 : :1062.–1073.
9.
Ness KK, Armstrong GT, Kundu M, et al. Frailty in childhood cancer survivors . Cancer. 2015; ; 121 : :1540.–1547.