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Med Sci (Paris). 34(11): 963–971.
doi: 10.1051/medsci/2018241.

De l’irruption de la mécanique dans la chimie du vivant

René Marc Mège1* and Benoit Ladoux1,2

1Institut Jacques Monod, université Paris Diderot, Paris, France
2Mechanobiology institute, National university of Singapore, Singapore, Singapore
Corresponding author.
 

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La genèse d’une discipline

La mécanobiologie est une nouvelle discipline, examinant les propriétés du vivant, de la molécule à la cellule et aux tissus, qui a pris son essor dans les années 2000 sur des bases théoriques nées au début du XXe siècle aux confins de la zoologie classique, de la physique et de la mécanique. Cette discipline est en pleine expansion, agrégeant successivement les compétences et les concepts des biologistes cellulaires, des biophysiciens et physiciens théoriciens, des mécaniciens, des mathématiciens et des biologistes du développement. Ces approches transdisciplinaires et multi-échelles ont été rendues possibles par les avancées technologiques considérables réalisées dans les domaines de l’imagerie du vivant, le développement de la nano- et de la micro-fabrication, mais également par un attrait et une perméabilité croissante entre les disciplines, en particulier la biologie et la physique.

Le terme de mécanobiologie - à différencier de celui de biomécanique habituellement utilisé pour désigner l’exploration des propriétés mécaniques des organismes vivants, de leurs tissus ou organes - regroupe l’ensemble des approches visant à mettre en évidence et étudier le fait que la majorité des processus biologiques, à différentes échelles allant de la molécule aux organismes, sont sensibles aux contraintes mécaniques et aux déformations. Les fondements théoriques de cette discipline, qui est en train de révolutionner la biologie, se retrouvent dans un traité publié par D’Arcy Thomson en 1917, « On growth and form », postulant que la morphogénèse peut être expliquée par des forces et des mouvements – en d’autres termes par la mécanique [1]. Il est intéressant de noter que D’Arcy Thomson publie cette hypothèse peu après la publication de H. Wilson fondant le rôle majeur de l’adhérence intercellulaire dans l’organisation des métazoaires [2]. Il est évident que l’établissement de contacts physiques mécaniquement résistants entre les cellules détermine grandement la propagation des contraintes mécaniques dans les tissus. Cependant cette composante des lois régissant le vivant a largement été occultée pendant plus d’un siècle par les approches biochimiques puis génétiques faisant la part belle aux processus chimiques du vivant.

Biomécanique et mécanobiologie

Biomécanique et mécanobiologie se situent dans le même continuum conceptuel et pourraient ne différer à première vue que par le niveau d’analyse, macroscopique/mésoscopique versus microscopique. Aristote, le premier, a écrit à propos de la biomécanique dans « De Motu Animalium »1 [3]. Il y décrit les corps animaux comme des systèmes mécaniques, se fondant sur plusieurs exemples simples de recherche incluant l’investigation des forces qui agissent sur l’aérodynamisme des oiseaux, le vol des insectes, l’hydrodynamisme de la nage chez les poissons, et la locomotion dans toutes les formes de vie. Léonard de Vinci, Galilée, Descartes puis Borelli ont ensuite fait beaucoup pour promouvoir l’étude de la biomécanique, en soutenant l’idée que le corps humain est tout simplement une machine contrôlée par les mêmes lois mécaniques que les autres machines. Ainsi définie, la biomécanique, centrée sur l’exploration des propriétés mécaniques du vivant, repose sur l’analyse des principes d’ingénierie faisant fonctionner les systèmes biologiques. Outre la mécanique classique, la biomécanique fait appel à diverses disciplines et techniques dont la rhéologie, pour étudier le comportement des cellules et des fluides biologiques comme le sang, la résistance des matériaux pour modéliser les contraintes subies par les tissus comme le cartilage des articulations ou les os, la mécanique du solide pour analyser la motricité et la locomotion. La biomécanique s’applique bien aux domaines de la physiologie des organes (fonctionnement des appareils circulatoires, respiratoires, etc.), de la santé humaine ou animale (étude du geste physiologique versus le geste pathologique), de la pratique du sport. À l’inverse, la biomécanique n’est pas pertinente pour aborder des processus physiopathologiques essentiels impliquant pourtant les contraintes mécaniques sur les organismes, tissus et cellules, comme l’adaptation des muscles et tendons à l’entraînement, l’atrophie ou la régénération musculaire pathologique ou post-traumatique [4], les conséquences de l’absence de gravité pour les spationautes, compensée en partie par l’exercice physique [5], et de manière flagrante, la morphogenèse au cours du développement embryonnaire. Visiblement, il manque à la biomécanique, comme définie par ces illustres précurseurs, des ingrédients essentiels pour expliquer l’impact des contraintes mécaniques sur le vivant. Au-delà des différences d’échelles, c’est la considération de ces nouveaux ingrédients, au tournant du millénaire, qui est à la base du glissement de la biomécanique vers cette nouvelle discipline qu’est la mécanobiologie [6]. Ces propriétés essentielles du vivant, au nombre de deux, se situent à l’interface entre physique et chimie (ou mécanique et biologie) et découlent de la nature si particulière de la matière vivante. On peut les formuler ainsi : (1) le vivant, et en particulier son unité de base qu’est la cellule, est un système hors équilibre consommant de l’énergie chimique pour générer un travail chimique, mais également un travail mécanique. En terme physique, c’est une matière active, c’est-à-dire qu’elle peut générer des forces en convertissant une énergie chimique - c’est le cas, par exemple, de celles produites par les moteurs moléculaires en hydrolysant de l’ATP [7] ; (2) ces forces (actives), de même que les contraintes mécaniques (forces passives) imposées par l’environnement peuvent être converties en signal chimique ou biochimique (changement de conformation d’une protéine ou d’un réseau de protéines par exemple) [8, 9]. Ces deux mécanismes, miroirs l’un de l’autre, constituent ce qu’il est convenu de nommer des voies de mécanotransduction. En considérant la mécanotransduction, la mécanobiologie peut maintenant coupler, au sein de cycles complexes, la mécanique des matériaux biologiques et leurs réponses spatio-temporelles de type biochimiques, à un système imposé de forces et de contraintes internes et externes, et ceci dès les échelles moléculaire et cellulaire jusqu’aux tissus et aux organes.

Mécanobiologie et morphogenèse

Un des domaines où l’importance de ce couplage entre mécanique et chimie est le plus visible est celui de l’embryogenèse. L’ontogenèse des métazoaires repose sur une succession de divisions cellulaires à partir d’une cellule unique pluripotente, une différenciation progressive des cellules filles sous le contrôle de modifications épigénétiques contrôlant l’expression des gènes et des migrations complexes de cellules et de groupes de cellules, qui, de plus, changent de forme. Ces migrations et changements de forme résultent de la combinaison des forces de traction et de contraction générées au sein même des cellules et des contraintes mécaniques imposées par les tissus voisins et la matrice extracellulaire, dont la rigidité varie fortement avec le stade de différenciation des cellules [1012]. Les contraintes mécaniques se propagent au travers des tissus par le biais des jonctions intercellulaires et de la matrice extracellulaire [1315]. Cette mécanique mue par les forces générées par les moteurs moléculaires conduit à des remodelages des tissus à grande échelle (élongation tissulaire lors des processus de convergence-extension des tissus), à des mouvements cellulaires coordonnés (épibolie, cicatrisation de l’épithélium), à des migrations à grande distance (formation de la ligne latérale chez le poisson), à des constrictions cellulaires (formation du tube neural, fermeture dorsale de l’embryon) et à des extrusions et intercalations cellulaires (au cours de la gastrulation) [16, 17] (Figure 1A). Ces processus sont fortement dépendants de l’adhérence cellule-cellule et cellule-matrice, et il n’est donc pas surprenant que les principales structures subcellulaires responsables de l’attachement des cellules entre elles et à la matrice soient ancrées directement au réseau contractile d’actomyosine générant les forces de traction responsables de la reptation et des changements de forme des cellules [1820]. De manière plus subtile, il avait été proposé, dès les années 1980, par Gerald M. Edelman, l’un des pionniers du domaine de l’adhérence cellulaire, l’existence d’une boucle de rétrocontrôle entre adhérence cellulaire et expression des gènes qui devait être centrale dans les processus de morphogenèse [21]. Cette proposition, connue sous le nom d’hypothèse morphorégulatrice, montre toute sa fragilité si l’on considère l’adhérence cellulaire hors contexte des contraintes mécaniques, comme cela a été le cas jusque dans les années 1990. Elle apparaît cependant visionnaire si l’on associe adhérence cellulaire et transmission de contraintes mécaniques (Figure 1B). Dans ce jeu à trois entre expression des gènes/adhérence cellulaire/contraintes mécaniques, si l’effet de la régulation de l’expression des molécules d’adhérence sur les mouvements morphogénétiques est établi depuis longtemps [21], l’effet retour de l’adhérence et des contraintes mécaniques sur l’expression des gènes a longtemps résisté à l’analyse. On peut y inclure aujourd’hui l’effet de la mécanique sur les régulations épigénétiques responsables de la différenciation des cellules somatiques [22]. Cette percée n’a été rendue possible que par la remise en cause de la culture systématique des cellules sur supports de verre ou de plastique, mille fois plus rigides que les tissus biologiques, par le développement d’outils microfabriqués et de senseurs moléculaires permettant d’imposer et de mesurer les forces à l’échelle cellulaire in vitro (Figure 2) [23] et d’approches en imagerie photonique dynamique couplées à des méthodes d’analyse des contraintes mécaniques directement dans les tissus in vivo [24].

Mécanobiologie et gènes

La première preuve expérimentale de l’effet de la mécanique associée à l’adhérence sur le devenir des cellules fut obtenue par Donald Ingber, en 1997 [25]. En cultivant des cellules endothéliales sur des microsurfaces adhésives de taille contrôlée, Ingber montre alors la nécessité pour ces cellules d’avoir une surface d’ancrage au substrat suffisante pour survivre et entrer en phase S, cette réponse dépendant de la contractilité cellulaire [8]. Mais la découverte majeure reste celle de Denis Discher qui montre en 2000, en cultivant des cellules souches mésenchymateuses sur des supports de rigidités comparables à celles des tissus nerveux, musculaires et cartilagineux, tous facteurs égaux par ailleurs, que ces propriétés mécaniques de l’environnement orientent la différenciation des cellules souches vers, respectivement, les lignages neuraux, myogéniques et ostéogéniques [26]. Là encore, la réponse nécessite la mise sous tension de la cellule sous l’action de l’activité contractile de son réseau d’actomyosine. Plus récemment l’équipe de Sarah Wikström, en combinant les approches de mécanobiologie et une analyse transcriptomique sur des cellules souches de la peau, a montré que la mise sous tension de ces cellules induit une répression transcriptionnelle des gènes de différenciation et régule à long terme cette extinction transcriptionnelle (silencing) par modification épigénétique, tendant à maintenir les cellules dans leur état de cellule souche [27]. Plus encore, il a été montré récemment, en appliquant expérimentalement des contraintes mécaniques sur le côlon de souris génétiquement modifiées pour développer des cancers de cet organe, que cette contrainte mécanique, mimant la pression induite par la fibrose et la prolifération cancéreuses, active dans les cellules avoisinnantes des régulations transcriptionnelles pro-oncogéniques dépendant de la β-caténine [28]. Enfin, dans des travaux publiés l’année suivante, l’équipe de Matthieu Piel démontre que lors de la migration de cellules dendritiques et de cellules cancéreuses dans un environnement confiné dont le maillage est inférieur à la taille du noyau, les contraintes mécaniques imposées sur celui-ci induisent des événements de rupture de l’enveloppe nucléaire, de fuite nucléocytoplasmique, de cassure et de réparation de l’ADN [29]. Nous reviendrons plus loin sur les processus de mécanotranduction mis en jeu lors de ces différentes manifestations physiopathologiques.

Mécanobiologie des épithéliums

La mécanobiologie est non seulement importante pour la morphogenèse mais également pour la réparation des tissus [30] et la progression tumorale [31]. Cependant, l’implication fine de la mécanobiologie sur ces remaniements cellulaires et leur modélisation n’ont pu être étudiées que récemment (pour revue voir [23]). En effet, la mécanique des tissus biologiques est complexe. Les tissus sont formés d’un matériau composite constitué d’une matrice extracellulaire constituée de fibres de différentes rigidités, souvent anisotrope et à mémoire de forme, et d’un ciment mou constitué de cellules [32]. Les cellules possèdent, elles, un cytosquelette et des organites qui leurs confèrent une rhéologie complexe. Ce sont des systèmes actifs, produisant un travail mécanique en consommant de l’énergie, ce qui leur alloue des propriétés de viscoélasticité particulières : les cellules sont élastiques à des temps courts et peuvent être considérées comme visqueuses à des échelles de temps supérieures à quelques minutes [33]. De plus, des propriétés mécaniques émergent à l’échelle des collectifs cellulaires en migration [30]. Seule la mise en œuvre de systèmes modèles in vitro d’étude des mouvements des cellules dans des environnements de géométrie et de rigidité contrôlées a permis d’aborder l’analyse et la modélisation du point de vue des principes de la physique, des différents types de mouvements cellulaires observés in vivo (Figure 3). Quand une monocouche épithéliale est exposée à un bord vide, elle commence à se déplacer dans cet espace vide, formant une structure protubérante semblable à une zone d’une dizaine de cellules de diamètre. Les cellules à l’extrémité de ces structures forment un grand lamellipode tout en maintenant des contacts cellule-cellule avec un petit groupe de cellules suiveuses qu’elles entraînent. Le front de migration est une structure polarisée dans laquelle chaque cellule se caractérise par un vecteur vitesse pointant dans la direction de migration du leader [34]. Ce front se caractérise par des faisceaux d’actine courant sur plusieurs cellules et reliant les leaders aux suiveuses, assurant ainsi un couplage mécanique pluricellulaire [35]. Des mouvements cellulaires coordonnés se produisent également sur des temps longs à l’intérieur de la monocouche, qui rappellent la dynamique des fluides. Ces comportements cellulaires ne peuvent pas être décrits par de simples écoulements laminaires. Les cellules présentent souvent des mouvements tourbillonnaires coordonnés qui s’étendent sur des dizaines de cellules [36]. La diversité inattendue de ces mouvements résulte de propriétés mécaniques émergeant au niveau des collectifs de cellules qui répondent activement aux stimulus mécaniques exercés par leur environnement en ajustant leur réseau d’actomyosine et leurs complexes d’adhérence. Ces réponses ont une composante temporelle importante : les tissus vivants peuvent être vus comme des matériaux viscoélastiques complexes qui se comportent comme des solides à échelles de temps courtes, et comme des liquides, à des échelles de temps plus longues. Pour ajouter à la complexité, d’autres processus cellulaires se produisent dans le tissu, qui peuvent perturber l’organisation dynamique des monocouches cellulaires [23], comme les évènements de division et d’extrusion cellulaires [37].

Les mécanismes de mécanotransduction

Il apparaît donc important de comprendre les mécanismes sous-jacents de mécanotransduction qui permettent aux cellules de détecter, transmettre et s’adapter aux contraintes mécaniques imposées par les cellules voisines et l’environnement matriciel. Une telle mécanique œuvre de conserve avec des cascades de signalisation biochimiques et des régulations génétiques et épigénétiques. Pour déclencher des réponses cellulaires résultant de l’intégration des voies biochimiques et mécaniques, il est nécessaire que les signaux mécaniques soient transduits en signaux biochimiques dans le cytoplasme et le noyau. Cette mécanotransduction peut avoir lieu à de multiples endroits et prendre plusieurs formes ; nous décrirons ici les mécanismes les mieux caractérisés à ce jour (Figure 4). La rigidité et la géométrie locales de l’environnement sont les paramètres physiques qui sont principalement ressentis à l’échelle subcellulaire [15]. Cette mécanotransduction peut se produire en premier lieu au niveau des zones de contact physique cellule-matrice et cellule-cellule pour contribuer à leur mécanosensibilité [6, 19]. L’équipe de Sacha Bershadsky est la première à montrer en 2001, que les structures d’adhérence cellule-matrice, qui dépendent des intégrines, ou plaques d’adhérence focales, non seulement transmettent des forces de traction/forces de réaction qui s’équilibrent entre l’actomyosine contractile de la cellule et la résistance du substrat, mais également adaptent leur morphologie et leur composition protéique à l’amplitude de la force appliquée [38]. Par la suite, nous avons relevé des propriétés similaires pour les contacts intercellulaires dépendants des cadhérines ou jonctions adhérentes [39]. À la base de ces deux processus, un mécanisme commun a été identifié : le changement de conformation sous force d’un mécanosenseur moléculaire pris en tenaille entre les complexes d’adhérence et les filaments d’actine maintenus sous tension par la myosine II. Ces protéines mécanosenseurs, la taline dans un cas, l’α-caténine dans l’autre, se déplient sous l’effet d’une contrainte, permettant l’interaction avec une autre protéine liant l’actine : la vinculine [40, 41]. Ce type de senseur n’est probablement pas unique [6]. Des mécanismes moléculaires similaires de dépliement de la fibronectine sous force contrôlent en effet la fibrillogenèse dans la matrice extracellulaire [32]. Un mécanisme de mécanotransduction plus global et plus inattendu découle des propriétés mêmes du réseau contractile d’actomyosine, qui présente la capacité de se réorganiser en structures nématiques2 en fonction de la rigidité du substrat, à la manière de cristaux liquides sous un champ électrique [42]. Ces mécanismes coopèrent pour contribuer à l’adaptation des contacts cellulaires aux forces générées par la contractilité cellulaire ou imposées par les contraintes mécaniques de l’environnement.

Un autre mécanisme radicalement différent de mécanotansduction serait lié à l’activation de canaux mécanosensibles dans la membrane plasmique des cellules. Un rôle des canaux ioniques dans la détection des forces mécaniques a été proposé à la suite des travaux de Corey et Hudspeth sur les cellules auditives, il y a plusieurs décennies [43]. Leur implication dans les autres tissus est cependant restée insaisissable jusqu’à la découverte des protéines Piezos. Les prédictions de structure indiquent que ces récepteurs de forces mécaniques se caractériseraient par une série de 38 segments transmembranaires. Selon le modèle structural courant de ces protéines, leur activation serait déclenchée par des changements de tension de membrane modifiant l’interaction protéine-lipides et résultant en l’ouverture du canal. Des recherches récentes sur les protéines Piezos ont souligné leur importance dans la somatosensation (perception tactile, proprioception et respiration pulmonaire), la régulation du volume des globules rouges, la physiologie vasculaire et divers troubles génétiques humains [44]. En 2012, Jody Rosenblatt et son équipe montrent que Piezo1 est impliqué dans l’augmentation de l’activité contractile locale des cellules épithéliales permettant l’extrusion de cellules nécessaire au maintien homéostatique du nombre de cellules dans une monocouche épithéliale in vitro et in vivo [45].

Cette liste ne se veut pas exhaustive et un nombre croissant de mécanismes de mécanotransduction s’ajoutent aux exemples cités ici. Pourtant, comment les signaux mécaniques ainsi détectés sont transduits au noyau pour réguler l’expression des gènes est resté longtemps énigmatique. L’identification des facteurs de transcription YAP et TAZ en tant que mécanotransducteurs dans les cellules endothéliales par le groupe de Stefano Piccolo en 2011 a commencé à combler cette lacune [46]. Les homologues de Yorkie (Yki) de drosophile chez l’homme, YAP (Yes-associated protein) et TAZ (transcriptional coactivator with PDZ-binding motif), lisent une large gamme d’indices mécaniques : la contrainte de cisaillement, la forme et la surface d’étalement cellulaire, l’état de confluence et la rigidité de la matrice extracellulaire. Ils les traduisent en programmes transcriptionnels régulant en particulier la prolifération et la survie dans de nombreux types cellulaires [47]. Dans les cellules épithéliales, en présence de signaux mécaniques comme une matrice rigide, une augmentation de la tension sur le cytosquelette d’actomyosine associée à une surface cellulaire accrue induisent la translocation des co-activateurs de transcription YAP/TAZ du cytoplasme vers le noyau où ils s’associent avec le facteur de transcription TEAD (TEA domain transcription factor) pour activer la transcription de gènes pro-prolifératifs et anti-apoptotiques. À l’inverse, une réduction de la quantité d’actine filamentaire, une surface et une contractilité cellulaire réduite, associées à l’engagement des complexes cadhérines aux contacts cellule-cellule, contrecarrent cette translocation [47, 48], contribuant ainsi au processus d’inhibition par contact de la prolifération cellulaire décrit par Abercrombie, un processus clé de l’homéostasie des tissus sains [49]. Les mécanotransducteurs YAP/TAZ sont impliqués dans bien d’autres réponses cellulaires et intègrent également la réponse à l’activation de récepteurs membranaires classiques [47]. D’autres co-facteurs de transcription comme la β-caténine répondent également aux signaux mécaniques pour réguler la prolifération cellulaire normale ou pathologique [28, 48].

La mécanotransduction peut cependant prendre une voie plus directe pour acheminer de manière bien plus rapide et de portée plus large le signal mécanique perçu aux contacts cellulaires ainsi qu’au niveau du cytosquelette. Cette voie met en jeu le lien physique entre le cytosquelette, l’enveloppe nucléaire et la chromatine [27, 50]. Le couplage entre le cytosquelette et le noyau mobilise un complexe majeur de l’enveloppe nucléaire, le complexe LINC (linker of nucleoskeleton and cytoskeleton), constitué des protéines Nesprine (protéines à domaine d’homologie Klarsicht-ANC‑1-SYNE [KASH]) dans la membrane externe, qui se lient aux filaments d’actine, aux microtubules et aux filaments intermédiaires, et des dimères de protéines SUN (protéines à domaine Sad1p-UNC‑84) dans la membrane interne, qui sont elles-mêmes associées à la lamina nucléaire et à la chromatine. Dans le cas de la régulation du devenir des cellules souches de la peau par la tension [22], les forces ressenties par les cellules sont directement transmises au noyau par une autre protéine, l’Émerine, recrutée sous tension avec l’actine et la myosine II à la membrane externe de l’enveloppe nucléaire. Le recrutement de ce complexe modifie l’ancrage de l’hétérochromatine à la lamina, induisant un changement de méthylation des histones H3 qui mène à l’atténuation de la transcription de l’hétérochromatine facultative et à sa compaction régulant ainsi les gènes de différenciation [27].

Les progrès récents en imagerie super-résolutive, en génomique du séquençage de l’ARN, en immunoprécipitation de la chromatine, en capture de conformation chromosomique et en modélisation théorique de l’organisation du génome 3D, permettent maintenant d’explorer la relation entre la mécanique cellulaire, l’organisation 3D de la chromatine et la transcription [50]. Nous commençons ainsi à comprendre dans de nombreux contextes cellulaires comment les signaux mécaniques sont transmis au noyau et comment ils influencent la mécanique nucléaire, l’organisation du génome et la transcription.

Les cellules sont en permanence soumises à un spectre de signaux mécaniques, tels que la contrainte de cisaillement, la compression, une rigidité accrue des tissus et la contrainte liée à une migration en confinement auxquels elles s’adaptent en engageant des mécanismes de mécanotransduction. Cependant, dans certaines conditions pathologiques ces contraintes peuvent altérer l’intégrité du noyau et du génome. Comme nous venons de le voir, les propriétés mécaniques du cytosquelette périnucléaire, de la lamina nucléaire et de la chromatine sont critiques pour les réponses cellulaires et l’adaptation aux signaux mécaniques. À cet égard, les changements dynamiques dans le cytosquelette environnant le noyau et dans la lamina nucléaire modifient les propriétés mécaniques du noyau, protégeant ainsi le matériel génétique contre les dommages. L’importance des composants de la lamina nucléaire est mise en évidence par la relation étroite qui existe entre l’expression des isoformes de lamine, l’altération de leur expression et les propriétés mécaniques des cellules et des noyaux, leur capacité à migrer en milieu confiné ou à se différencier [29, 51, 52], et par les altérations des propriétés mécaniques cellulaires observées pour des maladies génétiques graves, appelées laminopathies, qui résultent d’une mécanorésistance altérée de la lamina nucléaire [50].

Conclusion et perspectives

Un nombre croissant de preuves indique donc que les signaux mécaniques émanant du microenvironnement de la cellule sont des régulateurs fondamentaux du comportement cellulaire à l’échelle microscopique et des tissus à l’échelle mésoscopique. Alors que le rôle central des récepteurs d’adhérence cellulaires dans ces processus est bien établi, la myosine II associée à l’actine est aussi essentielle. Une révolution récente a été de se rendre compte que chaque cellule est un « muscle » en miniature possédant son système de nanosarcomères d’actomyosine [53, 54]. Nous venons de voir qu’il a été récemment reconnu que les signaux mécaniques sont directement transmis au noyau. Ce qui a été moins évident et représente l’un des concepts émergents les plus excitants, est que la chromatine elle-même est un élément rhéologique actif du noyau, qui subit des changements dynamiques lors de l’application de contraintes, facilitant ainsi l’adaptation cellulaire aux environnements de forces différentielles. Ainsi armée, la mécanobiologie devrait aller au-delà de son champs d’application en biologie fondamentale cellulaire et développementale et en cancérogenèse, pour se rapprocher, à terme, de l’ingénierie afin de résoudre des problèmes d’ancrage et de colonisation des cellules de l’hôte sur les prothèses et autre dispositifs médicaux et prévenir la fixation de bactéries et la formation de biofilms résistants aux antibiotiques. Son apport sera également essentiel pour comprendre et résoudre les problèmes posés par la régénération et la réparation cellulaire, le contrôle de la reprogrammation et de la différenciation des cellules souches, l’ingénierie tissulaire, et la construction d’organes hybrides matériaux-cellules. À l’échelle macroscopique, cette mécanotransduction contribue probablement à l’influence des forces générées par le flux sanguin et de la contraction musculaire, à la rigidité globale des tissus, à leur évolution au cours du développement ou du vieillissement, et à la perception de la gravité. La recherche en mécanobiologie est ainsi en train de révolutionner la biologie et ses applications en physiologie, en physiopathologie et en médecine.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 ou « Sur le mouvement des animaux ».
2 État de la matière intermédiaire entre les phases solide cristalline et liquide.
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