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Med Sci (Paris). 34(12): 1079–1086.
doi: 10.1051/medsci/2018298.

Cancer du sein, obésité et tissu adipeux
Un trio à haut risque

Frédérique Fallone,1 Rémi Deudon,1,2 Catherine Muller,1 and Charlotte Vaysse1,2*

1Institut de pharmacologie et de biologie structurale, CNRS/université de Toulouse UMR 5089, 205, route de Narbonne, BP 64182, F-31077Toulouse, France
2Département de chirurgie, CHU-Toulouse, Institut universitaire du cancer de Toulouse-Oncopole, 1, avenue Irène Joliot-Curie, 31059Toulouse Cedex 9, France
Corresponding author.
 

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Vignette (Photo © Inserm – David Estève).

L’obésité, un état qui aggrave le pronostic du cancer du sein et qui favorise son développement après la ménopause

L’obésité, définie par un indice de masse corporelle (IMC) supérieur ou égal à 30 kg/m2, est un problème de santé publique à l’origine de maladies métaboliques et cardiovasculaires. Sa prévalence a augmenté ces 50 dernières années. Au niveau mondial, on estime à 35 % la population en surpoids (IMC ≥ 25 kg/m2), et à 15 % les sujets obèses, la prévalence étant plus élevée dans les pays développés ou en voie de développement [1]. En France, 17,4 % des femmes étaient définies comme obèses en 2015. Toutefois si l’on inclut les personnes en surpoids, 50 % des femmes âgées de 50 à 74 ans étaient concernées par un poids excessif [2]. Ces quinze dernières années, de très nombreuses publications ont montré de façon convaincante l’association entre l’obésité et l’augmentation du risque de nombreux cancers tels que les cancers du côlon, du rectum, du rein, de l’endomètre, les adénocarcinomes de l’œsophage, certaines hémopathies comme le lymphome non hodgkinien, le myélome multiple ou les leucémies aiguës [1]. Concernant les cancers du sein, l’obésité augmente leur survenue de 30 à 50 % chez la femme ménopausée selon un effet « dose-réponse », l’augmentation du risque étant de 9 à 31 % pour une augmentation de 5 kg/m2 d’IMC [3]. Bien que le tissu adipeux (TA) soit à l’origine de très nombreuses sécrétions que nous détaillerons plus loin, il est actuellement admis que le taux accru d’œstrogènes circulants chez les patientes obèses, lié à la capacité du TA d’aromatiser des androgènes en œstrogènes, joue un rôle majeur dans l’augmentation de la prévalence des cancers du sein chez les femmes ménopausées [3]. Cette hypothèse est renforcée par le fait que l’association entre obésité et cancer du sein est atténuée chez les patientes ayant bénéficié d’une hormonothérapie, « diluant » ainsi l’effet des hormones endogènes [3]. Chez les femmes ménopausées obèses, on observe une augmentation importante du risque de survenue des tumeurs les plus fréquentes dans la population générale, qui expriment des récepteurs aux œstrogènes (RE+) et/ou à la progestérone (RP+) (+33 % par augmentation de 5 kg/m2 d’IMC) [3]. Bien qu’encore débattu, la plupart des études n’ont pas retrouvé chez ces patientes d’augmentation de tumeurs HER2+ (exprimant le récepteur tyrosine kinase ErbB2, human epidermal growth factor receptor 2) ou triple-négative (c’est-à-dire ne présentant aucun des récepteurs : RE-/RP-/HER2-) [4].

L’obésité est associée à une diminution de la survie globale des patientes et à une augmentation du risque de récidive indépendamment du statut ménopausique, les risques relatifs en termes de mortalité semblant plus élevés en période de pré-ménopause [5]. Un effet « dose-réponse » est également observé chez les patientes non ménopausées, avec une augmentation de 18 % de la mortalité par cancer du sein par augmentation de 5 kg/m2 d’IMC [6]. Néanmoins, au diagnostic, les patientes obèses présentent des tumeurs de taille plus importante et une augmentation de la dissémination locale et à distance [4, 5]. Dans l’une des études les plus importantes publiées à ce jour sur des tumeurs initialement localisées, Erwertz et al. ont montré que l’obésité augmente le risque de métastases à 10 ans de 46 % [6]. Concernant les différents sous-types de cancer du sein, l’impact négatif de l’obésité sur le pronostic est retrouvé pour les tumeurs RE+ et/ou RP+, des résultats contradictoires ayant été retrouvés pour les cancers du sein triple-négatifs (TN) [7].

Considérant la fréquence des cancers du sein (1 femme sur 8 y sera confrontée) et celles du surpoids et de l’obésité, l’association négative des deux en termes de pronostic est donc susceptible d’affecter de façon significative le devenir d’un nombre important de patientes. Il existe incontestablement des facteurs non biologiques qui pourraient expliquer ce résultat négatif, comme des retards de diagnostic. Ainsi, l’obésité et un faible niveau socio-économique, deux facteurs inversement corrélés, prédisposent à une moindre adhésion au dépistage du cancer du sein [8]. Cette association négative peut également s’expliquer par des difficultés pour utiliser une approche thérapeutique adaptée aux patientes conduisant à une augmentation de la morbidité et de la mortalité peropératoire, à des difficultés pour la délivrance de doses adaptées de radiothérapie ou un sous-dosage de la chimiothérapie, dont les règles de calculs de doses ont été récemment modifiées [9]. Cependant, des arguments convaincants montrent que l’hôte lui-même, c’est à dire le sujet obèse, pourrait être à l’origine de modifications des propriétés de la tumeur en faveur d’une augmentation de son agressivité [9]. Comprendre les mécanismes impliqués pourrait donc conduire à des prises en charge spécifiques, qui restent encore à définir et que nous allons discuter.

Interaction entre tissu adipeux et tumeurs mammaires : pensons localement !

L’obésité est caractérisée par une accumulation de tissu adipeux (TA), les dépôts graisseux présentant différentes localisations, principalement sous-cutanées (TASC) et viscérales (TAV) [10] ().

(→) Voir la Synthèse de V. Laurent et al., m/s n° 4, avril 2014, page 398

Parmi les composants du TA, on retrouve majoritairement des adipocytes matures, mais aussi d’autres cellules comme des progéniteurs (adipose-derived stem cells ou ADSC, et préadipocytes), des fibroblastes, des macrophages et des cellules endothéliales [10, 11]. L’adipocyte, à côté de sa fonction de réservoir d’énergie, est également une cellule endocrine active qui sécrète une grande variété de molécules (appelées adipokines) impliquées dans le métabolisme énergétique, telles que la leptine et l’adiponectine, des cytokines pro-inflammatoires, des facteurs de croissance, des chimiokines, des molécules pro-angiogéniques, mais également des hormones et des lipides. Ce profil de sécrétion est modifié en condition d’obésité [10, 11]. Il existe en effet dans l’obésité une augmentation du nombre et de la taille des adipocytes matures et de leur profil sécrétoire. Une infiltration du TA par des cellules immunitaires (dont des macrophages) contribue également à un état sub-inflammatoire chronique [11].

Deux grandes hypothèses (non forcément exclusives) ont été proposées pour expliquer le rôle négatif du surpoids et de l’obésité dans le cancer du sein. D’une part, l’hypothèse endocrine qui implique des facteurs circulants sécrétés par le TA à distance (en particulier le TAV), tels que l’IGF-1 (insulin-like growth factor), les estrogènes, la leptine ou l’adiponectine, ou certaines cytokines pro-inflammatoires (comme l’interleukine 6 ou le TNFa [tumor necrosis factor alpha]), ou l’hyperinsulinémie, conséquence des complications métaboliques de l’obésité. D’autre part, l’hypothèse paracrine qui implique un dialogue avec le tissu adipeux mammaire (TAM) à proximité. C’est cette hypothèse que nous développerons (voir [3, 10] pour revue).

Dans le sein, le TAM occupe une grande partie du volume et un dialogue s’établit entre ce tissu et le compartiment épithélial au cours du développement de la glande mammaire, en particulier lors de la grossesse et de la lactation [11]. Chez la souris femelle gestante et allaitante, les adipocytes mammaires, qui s’apparentent à un dépôt adipeux « classique » de type adipocytes blancs (comme le TASC ou le TAV), seraient capables de se « trans-différencier » en cellules épithéliales productrices de lait, avant de retrouver leur phénotype initial d’adipocytes blancs à la fin de la lactation. Le changement de phénotype et de fonction de ces adipocytes matures (appelés adipocytes « roses »), sous l’action de stimulus appropriés, souligne leur forte capacité d’adaptation à un environnement modifié [12]. Il existe donc une plasticité « physiologique » du TAM et une capacité d’interaction avec le compartiment épithélial qui pourrait être « détournée » au cours de la progression tumorale. De fait, il est maintenant clairement établi que la progression tumorale dépend en grande partie de la capacité des cellules cancéreuses à interagir avec leur microenvironnement, composé de cellules normales, qu’elles modifient [13]. Comme le montre la Figure 1, des modifications d’organisation tissulaire apparaissent au cours de la progression tumorale, les cellules tumorales invasives venant alors au contact du TAM, après avoir franchi la membrane basale [14] ().

(→) Voir la Synthèse de E. Buache et M.C. Rio, m/s n° 4, avril 2014, page 385

Avant de s’intéresser à la question spécifique de l’obésité, il était important d’évaluer si des composants cellulaires du TAM, en particulier les adipocytes, interagissaient avec les cellules tumorales mammaires, ce composant du stroma ayant été peu étudié. Nous avons montré in vitro et in vivo (y compris dans des tumeurs mammaires humaines) que les adipocytes à proximité du front invasif présentent des modifications phénotypiques spécifiques associant une délipidation, une dé-différenciation (correspond à la perte d’expression des marqueurs des adipocytes matures) et un phénotype activé caractérisé par la surexpression de cytokines pro-inflammatoires, comme l’IL-6, de protéines de la matrice extra-cellulaire (MEC) et de son remodelage [15] (voir pour revue [10, 16]). Ces adipocytes modifiés, que nous avons nommé CAA (pour cancer-associated adipocytes) [15], se retrouvent dans de très nombreux types de tumeurs solides [10, 16]. Ils favorisent la progression tumorale et la résistance aux traitements via des facteurs solubles, des protéines de la MEC, son remodelage et des métabolites, en particulier lipidiques (Figure 2). Nombre des facteurs solubles ont ainsi été impliqués, comme des adipokines, telles que la leptine ou l’adiponectine, des cytokines pro-inflammatoires ou des chimiokines [16]. Toutefois, il est important de souligner que les facteurs adipocytaires « classiquement » impliqués dans le dialogue adipocyte/cellule cancéreuse comme la leptine, l’adiponectine ou la résistine, voient leur expression diminuée, voire effondrée, dans les CAA par rapport aux adipocytes « naïfs » [15]. L’IL-6 qu’ils sécrètent joue probablement un rôle important [15], son niveau d’expression dans les CAA isolés à partir de tumeurs mammaires humaines étant corrélé à la taille de la tumeur et à l’envahissement ganglionnaire, et son inhibition réduisant de façon très importante l’effet pro-migratoire et invasif des adipocytes sur les cellules tumorales in vitro [15, 17]. D’autres acteurs dont l’importance reste encore sous-estimée dans le contexte du dialogue entre CAA et cancer du sein sont les métabolites lipidiques. La délipidation des CAA que l’on observe dans le cancer du sein s’explique pour partie par un processus de lipolyse, qui est induit par les cellules tumorales (et dont la nature du signal n’est pas connue), et qui conduit à la libération d’acides gras libres (AGL) à partir des triglycérides (TG) [18]. In vitro et in vivo, ces AGL sont captés et stockés par les cellules tumorales mammaires. Ils favorisent un remodelage métabolique, avec une augmentation de l’oxydation des lipides, dont l’inhibition permet la diminution du pouvoir invasif des cellules tumorales induit par les adipocytes [18]. Les adipocytes sécrètent également du β-hydroxybutyrate, un corps cétonique dérivé des AGL qui, après transfert dans les cellules tumorales, augmente leur prolifération [19]. Nous voyons ici que la tumeur, très exigeante en énergie pour sa croissance et sa dissémination [13], détourne l’une des fonctions physiologiques des adipocytes qui est de fournir des AGL aux tissus en demande énergétique. Les différentes étapes de cette symbiose métabolique (lipolyse, transport des AGL, oxydation des lipides) représentent ainsi des cibles thérapeutiques potentielles dans le cancer du sein [20].

Le dialogue entre adipocytes et cancer implique également les protéines de la MEC et son remodelage. Les CAA localisés au front invasif présentent une augmentation de sécrétion de collagène VI et d’un de ses fragments, l’endotrophine, qui agit comme une molécule de signalisation et favorise l’agressivité tumorale [10, 21]. Les CAA expriment aussi la MMP11 (ou stromélysine 3), dont le collagène VI est un substrat, et dont l’expression favorise la croissance des tumeurs mammaires [10, 21].

Après un contact prolongé avec les cellules tumorales, les adipocytes subissent un processus de dé-différenciation qui les conduit à acquérir une morphologie fibroblastique [22]. Ces cellules, qui expriment FSP-1 (fibroblast specific protein-1), et que nous avons appelé ADF (adipocyte-derived fibroblasts), présentent toutes les caractéristiques des fibroblastes associés aux cancers (les CAF, cancer-associated fibroblasts) et vont stimuler l’invasion tumorale (Figure 2).

Il ne faut pas oublier que, parmi les cellules du TAM figurent les ADSC (les progéniteurs adipose-derived stem cells) qui sont activés localement et recrutés par les tumeurs. Ils favorisent la progression tumorale in vitro et dans des modèles murins de cancer du sein [23]. De nombreux travaux ont porté sur les mécanismes impliquant le TAM dans la progression tumorale, dont une grande partie a été validée dans les tumeurs humaines.

Amplification du dialogue délétère entre tissu adipeux et cancer en condition d’obésité : une question d’inflammation ?

L’une des questions centrales de la recherche actuelle est d’évaluer quels sont les mécanismes spécifiquement impliqués en situation d’obésité. Une partie de la réponse à cette question a été résolue par l’étude non pas des cellules adipeuses elles-mêmes, mais des cellules immunitaires infiltrant le TA en condition d’obésité. Comme nous l’avons vu, les dépôts adipeux se caractérisent par un état sub-inflammatoire qui est essentiellement attribuable à des zones infiltrées par des macrophages [24]. Ces derniers, initialement décrits dans le TAV, sont des macrophages pro-inflammatoires, métaboliquement activés, qui sécrètent des cytokines telles que le TNF-α, l’IL-1β, l’IL-6 ou l’IL-8, ainsi que des molécules pro-angiogéniques comme le VEGF, propageant l’inflammation et favorisant le développement de troubles métaboliques [24]. Le recrutement de ces macrophages, ainsi que d’autres cellules inflammatoires, pourrait être favorisé par la libération de signaux de danger ou DAMP (damage-associated molecular pattern) par les adipocytes morts ou mourants, et participer à la formation des foyers en forme de couronne (CLS, crown-like structures) qui entourent les adipocytes nécrotiques [24]. Ces structures en forme de couronne (Figure 3) ont été identifiées dans le TAV de sujets obèses. Leur présence dans le TAM de femmes obèses a été une découverte importante, les CLS ayant été peu étudiés en conditions d’obésité. Les travaux pionniers d’Andrew Dannenberg et al. ont ainsi montré que ces CLS, dont le nombre et la densité augmentent avec l’IMC et la taille des adipocytes, sont présents dans le TAM des femmes, atteintes ou non de cancers du sein [25]. Cette inflammation locale se propage, au niveau systémique, par un niveau élevé dans le sérum de cytokines pro-inflammatoires telles que l’IL-6 [25]. Ces études avaient été réalisées sur des pièces de mammectomie, n’incluant donc que des patientes atteintes de cancers étendus. Nous avons par conséquent examiné leur survenue sur des pièces de tumorectomie provenant de tumeurs localisées [26]. Nos résultats montrent que la présence des CLS est corrélée à l’IMC, dès le surpoids, et confirme que ces foyers sont associés à un syndrome métabolique et une inflammation systémique [26]. Chez le sujet obèse (humain ou murin), on observe une plus forte expression de CCL2 (C-C motif chemokine ligand 2) et d’IL-1β, conduisant à un recrutement plus important de macrophages à l’origine d’un nombre accru de CLS et favorisant l’angiogenèse, via leur capacité à sécréter la chimiokine CXCL12 (C-X-C motif chemokine 12)/SDF-1 (cell-derived factor 1) [27]. Un effet similaire, associant angiogenèse et inflammation, a été retrouvé [28] et l’importance du GM-CSF (granulocyte-macrophage colony-stimulating factor) dans ce contexte a été montrée.

En conditions d’obésité, le TAM inflammatoire sécrète du GM-CSF, ce qui favorise la maturation de neutrophiles qui iront se localiser principalement au niveau pulmonaire pour l’établissement d’une niche pré-métastatique [29]. Au sein du site primaire de la tumeur, le GM-CSF sécrété par les ADSC permet le recrutement de cellules immunosuppressives, comme les lymphocytes T régulateurs, les cellules myéloïdes suppressives, ainsi que des macrophages, créant un environnement permissif à la progression tumorale [30]. Quels sont les arguments montrant de façon directe l’implication des CLS dans le pronostic du cancer du sein ? Ils restent très parcellaires. Une seule étude montre que la présence des CLS est corrélée à une diminution modeste de la survie sans rechute [25]. Cependant, la cohorte étudiée incluait uniquement des patientes atteintes de tumeurs de stade très avancé. Une autre étude montre que la survie globale est diminuée chez des patientes présentant des CLS, sans relier la présence de ces CLS à l’obésité, l’IMC n’ayant pas été déterminé [31].

La présence de CLS dans le TAM de femmes obèses est associée à une augmentation du ratio œstrogènes/androgènes dans le sang et le tissu mammaire [32]. L’activité aromatase accrue dans les TAM de sujets obèses, à l’origine de cette augmentation d’œstrogènes, pourrait s’expliquer par une synthèse locale accrue de prostaglandine E2 (PGE2), celle-ci régulant positivement cette activité [25]. À noter que la leptine pourrait également participer à l’amplification de l’activité aromatase des TAM [33].

L’inflammation du TA, marquée par la présence de CLS, a été initialement placée au centre des effets de l’obésité sur la progression tumorale, même si des études cliniques larges et incluant des tumeurs « tout-venant » nécessitent d’être réalisées. Les hormones stéroïdes, dont la régulation pourrait aussi dépendre de l’état inflammatoire du TA, pourraient aussi jouer un rôle important dans les tumeurs RE+. Pour autant, peut-on conclure que l’inflammation est le mécanisme central reliant l’obésité et le pronostic du cancer du sein ? Deux pistes n’ont été pour l’instant que très partiellement explorées dans les tumeurs humaines : l’existence d’une fibrose accrue au sein du TA, et celle d’une amplification de la symbiose métabolique. Dans des modèles murins, la sécrétion du collagène VI et de son fragment, l’endotrophine, est augmentée en cas d’obésité [21]. Dans ces modèles d’obésité, la MEC de la glande mammaire est plus rigide, en raison d’une augmentation des ADSC pro-fibrotiques et les modifications de mécanotransduction qui en découlent pourraient favoriser le processus de cancérisation [34]. Concernant l’amplification de la symbiose métabolique (transfert d’AGL ou de β-hydroxybutyrate), très peu d’études ont été réalisées. L’utilisation d’un modèle in vitro d’adipocytes « obèses » (obtenus en cultivant les cellules en présence d’acides gras libres) a permis de montrer que le transfert d’AGL et leur utilisation dans les cellules tumorales étaient accrus par rapport aux conditions basales, favorisant l’agressivité tumorale [20]. Dans un modèle de cancer du sein TN, la capacité métastatique induite par l’obésité est associée à une reprogrammation métabolique dans les cellules tumorales [35]. Ces observations réalisées dans des modèles pré-cliniques justifient que ces deux hypothèses soient explorées dans les tumeurs humaines.

La perte de poids : une piste pas si simple...

Considérant le lien entre obésité et cancer du sein, il apparaît tout à fait légitime de se demander si la perte de poids, par des stratégies interventionnelles, a un impact sur l’apparition et la progression des tumeurs, en préventions primaire et secondaire. Concernant la prévention primaire, peu de travaux ont été réalisés dans les modèles murins. Une étude récente montre qu’un régime de restriction calorique prévient l’apparition de tumeurs chez la souris transgénique MMTV-HER2/neu1 [36], mais l’effet de l’amaigrissement succédant à une prise de poids n’a à notre connaissance pas encore été examiné. Chez l’homme, une grande étude rétrospective non randomisée suggère que les patientes présentant une obésité sévère et ayant bénéficié d’une chirurgie bariatrique voient leur risque de survenue de cancer du sein après la ménopause diminuer par rapport à un groupe témoin [37]. Mais ces résultats sont partiellement contredits par une autre méta-analyse [38]. Il est donc difficile de conclure de façon formelle, les études n’étant pas randomisées, elles peuvent présenter des problèmes d’appariements de population.

Concernant le pronostic, la relation entre perte de poids après le diagnostic et modification des effets négatifs de l’obésité n’est pas clairement établie. Plusieurs arguments pourraient plaider en faveur d’une réponse négative. Chez des souris rendues préalablement obèses (par un régime riche en graisses) et ayant retrouvé un poids normal par modification de leur alimentation, l’agressivité tumorale après xénogreffe de tumeurs mammaires est comparable à celle observée chez des souris obèses ayant poursuivi leur régime hyperlipidique [39]. Il est à noter que des modifications épigénétiques (profils d’hyperméthylation) du TAM ainsi qu’un état sub-inflammatoire perdurent chez les souris « anciennement » obèses [39]. L’obésité pourrait être à l’origine des modifications épigénétiques observées dans les cellules tumorales, ces modifications étant susceptibles de se maintenir malgré la perte de poids [3]. Il est certainement important de rappeler que le TA est un site de stockage des pesticides polluants persistants (POP) dont la libération observée lors d’une perte de poids pourrait influencer négativement l’agressivité de la tumeur [40].

La détermination de l’impact réel de la perte de poids sur la récidive et la survie globale reposera certainement sur les résultats qui seront obtenus par des études cliniques randomisées, dont la plupart sont en cours d’inclusion ou d’analyse [41]. Bien que réalisés sur du tissu adipeux sous-cutané (TASC), des travaux entrepris chez des femmes en surpoids ou obèses ménopausées ont déjà permis d’obtenir des résultats intéressants en montrant qu’une perte de poids de 10 % était associée à une diminution de l’expression de gènes impliqués dans la synthèse des hormones stéroïdes et dans l’inflammation [42]. Indépendamment de la perte de poids, il est important de rappeler que l’activité physique montre une efficacité sur le risque de récidive chez les patientes obèses ayant un cancer du sein [41].

Conclusion

Comme nous l’avons vu, ces dernières années ont permis d’élucider de très nombreux mécanismes permettant d’expliquer le lien délétère entre TA, obésité et cancer. L’hypothèse du rôle de l’inflammation du TAM reste prédominante même si des études cliniques manquent encore pour affirmer que cette inflammation joue un rôle majeur dans le pronostic. De façon très intéressante, une inflammation du TAM associée à la présence de CLS est aussi retrouvée chez des patientes de poids normal mais présentant un syndrome métabolique [43]. Ce groupe, dénommé MUL (metabolically unhealthy lean), qui touche environ 20 % des patientes, pourrait présenter un risque de cancer du sein similaire à celui des patientes en surpoids ou obèses, à l’inverse des patientes obèses sans syndrome métabolique (metabolically healthy obese, MHO) chez lesquelles le sur-risque de cancers pourrait disparaître [25]. Ces travaux soulignent l’importance qu’auront, dans les années à venir, la caractérisation de l’état métabolique des patientes atteintes de cancer, au-delà du simple IMC, ainsi que la prise en compte du fait que le nombre de patientes concernées pourrait être plus important qu’initialement prévu. L’IL-6 pourrait représenter une cible thérapeutique intéressante dans ce sous-groupe spécifique de patientes obèses sans syndrome métabolique. En effet, parmi les cytokines pro-inflammatoires, seule la surexpression de l’IL-6, dont le niveau d’expression semble associé à des facteurs de mauvais pronostic (taille de la tumeur et envahissement ganglionnaire), a été validée dans les adipocytes associés au cancer CAA de tumeurs humaines [15]. À côté des macrophages, le TA (principalement sous-cutané et viscéral) est le siège d’une infiltration par de nombreuses autres cellules de l’immunité innée et adaptative susceptibles de favoriser la progression tumorale et de modifier la réponse à l’immunothérapie [11]. Mieux connaître les modifications immunologiques induites par le surpoids et l’obésité dans ce tissu sera donc l’une des importantes préoccupations futures.

L’hypothèse du dialogue métabolique offre également des perspectives cliniques intéressantes d’autant que le transfert d’AGL pourrait non seulement concerner les cellules tumorales, mais aussi les cellules du système immunitaire dont ils modulent l’activité. L’ensemble de ces études devrait permettre, à terme, de proposer de nouveaux marqueurs de risque et de nouvelles approches thérapeutiques plus adaptés à ce sous-groupe de patientes présentant des cancers agressifs.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Remerciements

Les travaux ont bénéficié du soutien financier de l’INCA (INCA PL-BIO 2016-176) à CM, de la Ligue régionale Midi-Pyrénées contre le cancer (comité du Lot et de la Haute-Garonne) à CV et FF, de l’Association pour la Recherche contre le Cancer (CM). Rémi Deudon bénéficie d’une bourse M2R - Année-Recherche du CHU de Toulouse. Nous remercions Camille Franchet (Service d’anatomo-pathologie, IUCT-Oncopole, Toulouse) pour les coupes histologiques de tissu adipeux mammaire normal et tumoral.

 
Footnotes

La souris MMTV-HER2/neu est un modèle transgénique murin de la carcinogenèse mammaire surexprimant le proto-oncogène HER-2/Neu sous le contrôle du promoteur MMTV (mouse mammary tumor virus).

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