Littéracie et déficience intellectuelle

2016


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Communications

L’illettrisme ou l’analphabétisme des individus sortant de l’école prend des allures de scandale et les politiques ont engagé des mesures pour mieux contrôler l’enseignement de la littéracie, notamment au moyen des études PISA (Program for International Student Assessment). En ce qui concerne les élèves ayant une déficience intellectuelle (DI), on a longtemps considéré comme banal qu’à l’issue de leur scolarité ils ne soient capables ni de lire, ni d’écrire. Pourtant, cette conception est battue en brèche ne serait-ce que par le rappel du droit de chacun à la participation et à la contribution sociales. Dans un monde saturé d’écrit, dit « de l’information », la littéracie apparaît, en effet, comme un levier essentiel de cette participation sociale (Ruel et coll., 2010renvoi vers). Dans ces quelques pages, seront présentés certains arguments qui soulignent l’importance de se donner les moyens pour relever le défi de doter les personnes avec DI de compétences en littéracie ainsi que quelques balises concernant des pistes d’intervention et de méthodes dont l’efficacité est corroborée par des recherches dans ce domaine. En filigrane, la question de la définition de la littéracie qui reste polysémique, en témoigne les compréhensions et les orthographes variées1 , sera présente et le propos va se référer tantôt à une conception restreinte (lire et écrire grâce à la maîtrise d’une série de sous-compétences en décodage, encodage, reconnaissance de mots, etc.) et tantôt à une conception élargie qui intègre la dimension sociale.
Progressivement, le handicap n’est plus considéré comme appartenant à la personne, mais déclaré socialement construit. S’en suit un renversement de point de vue. D’une vision déficitaire-protectrice, c’est une vision promotionnelle, basée sur les principes de non-discrimination, qui prend davantage de place (ONU, 2006renvoi vers). La responsabilité de la société à construire des ponts entre les spécificités d’une personne et les exigences d’un milieu donné est davantage engagée. En ce qui concerne l’accès à la littéracie, l’échec a été longtemps expliqué par les effets de la déficience portée par la personne. Dans un modèle visant sa protection, on a pensé son intégration dans des structures spécialement conçues pour lui être adaptées. Ainsi ses incapacités en littéracie n’avaient pas d’effets manifestes. En quelque sorte, c’était à la personne qu’il revenait de montrer jusqu’où elle pouvait progresser, sans que ses compétences limitées soient considérées comme préoccupantes2 (Martini-Willemin, 2008renvoi vers et 2013renvoi vers).

Sous l’angle de la notion d’éducabilité

Les changements paradigmatiques dans le champ de la déficience intellectuelle déploient leurs effets dans un large spectre de domaines et de phénomènes. Ils modifient notamment les représentations sociales relatives à la place sur l’échiquier social des personnes qui vivent avec une déficience intellectuelle. Ainsi, ils sont porteurs d’une vision de la société s’enrichissant de la diversité de ses membres et engagent à rendre accessibles, à tous, les environnements physiques et sociaux. Enfin, ils interviennent dans notre regard sur la personne, sur ses droits, nous l’avons dit, mais également sur ses capacités d’adaptation et d’apprentissage.
L’éducabilité, principe porté par des pédagogues du xixe siècle, a certes ouvert des possibles, une motivation à soutenir la progression dans les apprentissages d’enfants nés avec des conditions handicapantes. Toutefois, cette impulsion est restée contrainte par des éléments contextuels, historiques, politiques et sociaux qui ont conduit à maintenir les personnes avec une déficience intellectuelle dans des trajectoires hors du « mainstream ». Aujourd’hui, ce principe d’éducabilité trouve une nouvelle légitimité et peut servir d’angle de vue. En effet, affirmer l’éducabilité des personnes avec DI au travers du paradigme de la participation sociale, fait porter la responsabilité de l’illettrisme, et de ses conséquences, à notre incapacité d’offrir les moyens de le dépasser. De plus, historiquement l’éducabilité n’a pas toujours été comprise comme s’appliquant à tous les domaines d’apprentissages. J’en veux pour preuve, des effets de catégorisation limitant, a priori, le potentiel d’apprentissage dans les matières académiques des personnes en fonction de leur étiquette diagnostique. On en trouve un exemple dans la Classification internationale des handicaps (CIH) (OMS, 1993renvoi vers) qui déclare une incompatibilité entre le « retard mental moyen » et les apprentissages en littéracie ou numératie : « Individus [avec un retard mental moyen] pouvant acquérir des notions simples de communication, des habitudes d’hygiène et de sécurité élémentaire, et une habileté manuelle simple, mais qui ne peuvent acquérir aucune notion d’arithmétique ou de lecture » (p. 48). L’expression « éducable sur le plan pratique », utilisée comme critère de placement éducatif dans le canton de Vaud, pour lesquels la formation scolaire mettra en deuxième plan les apprentissages dits « typiquement scolaires » dont font partie l’écriture et la lecture et mettra l’accent sur d’autres domaines de compétences, constitue une autre illustration du même phénomène. Aujourd’hui, adopter une posture « éthique », voire « morale » engage à abandonner ce type de préjugés et consiste à « voir la personne avant le handicap, de se convaincre sans fin de l’éducabilité de tout enfant » (Perdriault, 2012renvoi vers, p. 81). Pourtant ces propos expriment aussi la difficulté que rencontrent les personnes impliquées dans l’éducation et la formation d’enfants ou d’adultes avec DI à surmonter des obstacles qui sont bien réels. La déficience intellectuelle impose des contraintes particulières et demande une persévérance, un engagement accrus, des savoirs experts et des méthodes d’enseignement qui soient adaptées ou, du moins, adaptables moyennant un investissement raisonnable. Aussi, il n’est pas surprenant de constater, comme cela a été montré dans une étude concernant la scolarisation des élèves avec trisomie 21 dans des institutions d’un canton Suisse (Martini-Willemin, 2008renvoi vers et 2013renvoi vers) chez des enseignants spécialisés une persistance de l’idée que la déficience intellectuelle rend impossible ou trop difficile l’apprentissage de la littéracie pour que l’on garde cet objectif à la même place prioritaire qu’il prend dans les cursus des élèves sans déficience. Dans son sens restreint, la littéracie se réfère à l’acquisition de sous-compétences en manipulation du code (reconnaissance de mots, analyse phonologique, production de graphèmes, etc.). Cette conception est à la base de certaines pratiques scolaires qui testent ces compétences-là. Dans une telle définition, demeure active l’idée que ce sont ces prérequis qui donnent à l’enseignant le feu vert pour passer au niveau de complexité supérieur du sens. Actuellement, les définitions vont au-delà de ces connaissances de base et mettent l’accent sur la dimension sociale de la littéracie et elles peuvent contribuer à modifier les représentations que ce font les formateurs de leur mandat.
C’est dire que nous sommes dans une période de tension entre des conceptions différentes sur les moyens de concilier la DI avec un apprentissage exigeant en termes de ressources cognitives. Dans le cadre du nouveau paradigme de la non-discrimination, la littéracie prend une place particulière. En conséquence, la représentation même de la littéracie et de son importance dans la vie de tous les jours change. En effet, il est intéressant de rappeler que la dernière définition de la DI3 émanant de l’AAIDD (Schalock et coll., 2010renvoi vers) fait un lien explicite entre le comportement adaptatif et les compétences conceptuelles qui comprennent précisément la littéracie. Ainsi, est remise en cause une conception dichotomique des apprentissages en deux catégories : « pratiques-concrets » et « conceptuels-abstraits ». Cette compréhension erronée a produit des représentations néfastes de la littéracie comme étant d’une part inaccessible de par l’impact de la DI sur les capacités d’abstraction et, d’autre part, non nécessaire pour pouvoir fonctionner. Or, on connaît les obstacles imposés par l’illettrisme dans la vie quotidienne ; ce qui est en faveur de la nécessité de souligner le caractère éminemment fonctionnel des compétences en littéracie.
À ce stade, on peut conclure que l’accès à la littéracie est un droit des personnes vivant avec une DI et c’est un devoir de le concrétiser qui incombe aux contextes de formation et aux acteurs impliqués. Maintenant la question qui se pose est le comment, sur quoi tabler pour espérer réussir ? Dans ce qui suit, je propose un découpage de la question de la littéracie en fonction des différents « âges » de la vie et je mentionnerai quelques recommandations en matière de méthode d’enseignement fondée sur des résultats issus de recherches durant ces phases spécifiques.

Sous l’angle du « life span »

La question de l’accès à la littéracie, qu’il soit abordé au début du parcours de vie, durant l’enfance ou plus tard, reste une problématique importante, car cet accès aura un impact sur la vie des personnes avec DI. La recherche dans le champ des apprentissages chez les personnes vivant avec une DI a montré qu’ils peuvent progresser à tout âge et que les effets dits « plateau » proviennent davantage d’un manque d’offre de stimulation qu’ils ne seraient une conséquence de la déficience intellectuelle (Chapman et Hesketh, 2001renvoi vers). Il est d’ailleurs au contraire recommandé de fournir un enseignement de la littéracie tout au long de la vie (Cuskelly et coll., 2002renvoi vers).

La petite enfance

Les neurosciences ont montré que la petite enfance est le moment privilégié d’une extraordinaire plasticité neuronale. Les appels aux interventions précoces se multiplient et, en ce qui concerne l’accès à la littéracie, ce sont tout d’abord les compétences communicationnelles qu’il s’agit de développer, ainsi que permettre un renforcement de l’appétit chez l’enfant à communiquer qui expérimente les effets intéressants de ces activités qui construisent du lien social et donnent accès à de nouvelles représentations du monde. De nombreuses recherches se sont intéressées au développement du langage, de la communication et l’entrée dans l’écrit de jeunes enfants avec des étiologies différentes. C’est le cas par exemple de la trisomie 21, syndrome pour lequel on dispose de nombreuses études et de connaissances. Il a été démontré que les enfants nés avec une trisomie 21 profitent davantage d’entrées visuelles qu’auditives (Steele et coll., 2013renvoi vers). Ainsi des méthodes d’apprentissages tablent sur cette force afin de faire progresser les jeunes enfants par des programmes d’intervention précoce, structurés et intensifs4 . Dès que les jeunes enfants disposent d’un vocabulaire d’une cinquantaine de mots et parviennent à apparier des images (à partir de 18 mois tout en tenant compte d’une variabilité importante dans cette population), ce programme les engage dans des activités ludiques d’attention conjointe avec un adulte (en général son parent). Ces activités ont pour but de soutenir le développement de compétences communicationnelles et de langage (augmentation du vocabulaire, reconnaissance de mots, compréhension et expérimentation du plaisir et de l’intérêt de partager au moyen d’intermédiaire tels qu’images, mots écrits, signes et mots prononcés…).
La conscience phonologique est un prédicteur important de performances en littéracie des jeunes enfants. Chez les enfants avec trisomie 21, cette acquisition pose des difficultés particulièrement importantes et des résultats de recherche vont dans le sens de donner un caractère davantage prédicteur de progression à l’étendue du vocabulaire expressif qu’au niveau de conscience phonologique (Hulme et coll., 2012renvoi vers). L’intervention recommandée passe alors par le soutien à une extension du vocabulaire réceptif et par une approche logographique. L’efficacité de ces programmes est documentée dans des recherches (Burgoyne, 2009renvoi vers ; Burgoyne et coll., 2012renvoi vers5 ) et les enfants parviennent notamment à reconnaître et à apprendre de nouveaux mots écrits. Pourtant, les capacités à encoder et à décoder sont essentielles pour acquérir une lecture et une écriture indépendante. C’est la raison pour laquelle il faut considérer que c’est une première étape et qu’il ne faut pas abandonner les entraînements visant le développement de la conscience phonologique. Au contraire, il s’agit de les prolonger même après la petite enfance (Browder et coll., 2008renvoi vers). Ces jeunes enfants avec trisomie 21 ou porteurs d’une déficience intellectuelle avec des atteintes de leur appareil phonatoire ou auditif font souvent face à des difficultés dans leur production langagière et dans la compréhension de leurs interlocuteurs. Il est par conséquent d’une importance primordiale de veiller à ne pas les décourager dans leurs efforts de communication. Cette préoccupation est prise en compte dans ces programmes qui s’ajustent aux possibilités de l’enfant. Ils lui offrent un bain de culture lui permettant de se construire une identité valorisée de partenaire d’échanges de symboles parce qu’il est guidé et encouragé par un adulte bienveillant, confiant dans le potentiel de son jeune interlocuteur. S’en dégage une recommandation générale et importante : considérer l’entrée en littéracie comme une des expériences les plus éminemment sociales qui soit.

L’âge scolaire

La période de la scolarité obligatoire est caractérisée par l’importance accordée à la construction de compétences en lecture, écriture et calcul de plus en plus complexes au fur et à mesure de la progression des attentes du plan d’étude national, comme en témoignent les études PISA. En revanche, pour les élèves porteurs de DI, ils seront nombreux à suivre une scolarité sans obligation de résultats et durant laquelle l’importance prise par ces contenus dits typiquement scolaires ne sera pas au premier plan. Cet état de fait est néanmoins questionné notamment pour trois raisons. La première repose sur la nondiscrimination qui engage les politiques scolaires à intégrer dans leurs plans la qualité de la formation pour tous les élèves et dans leurs audits à produire des résultats qui montrent la progression de l’ensemble des élèves quelles que soient leurs particularités (voir en Suisse la discussion sur les standards minimaux et le socle commun en France ; Cèbe et Paour, 2012renvoi vers) ; aux États-Unis, la loi IDEA (Individuals with Disabilities Education Act) 2004 donne accès à tous les élèves à l’ensemble du curriculum national et ils entrent dans les évaluations nationales (Cooper-Duffy et coll., 2010renvoi vers). La seconde raison repose sur l’injonction vers une école davantage inclusive, responsable de la progression de tous et d’une formation visant l’intégration sociale durant la scolarité et après, dans la vie professionnelle et sociale. Cet objectif est difficilement envisageable sans donner accès à un des leviers importants de l’identité et du rôle d’élève que sont les compétences en littéracie6 . La troisième raison repose sur l’omniprésence du code écrit dans tous les domaines du plan d’étude. Il apparaît comme plus facile de convaincre les enseignants de l’école ordinaire de l’intérêt de l’intégration d’élèves porteurs de déficience intellectuelle, d’adapter le plan d’étude et les tâches scolaires lorsque l’on peut tabler sur des compétences, même limitées, en littéracie de ces élèves (Cooper-Duffy et coll., 2010renvoi vers).
Longtemps, l’enseignement de la littéracie à des élèves avec DI se réduisait à leur faire acquérir des listes de mots (Browder et coll., 2006renvoi vers). Or, sans capacité en décodage et encodage, la lecture indépendante est inaccessible. Ce n’est que récemment que la préoccupation à l’égard des conséquences de l’illettrisme dans la vie des personnes avec DI a conduit à augmenter les ambitions en les faisant entrer dans les méthodes élaborées pour les enfants sans DI (Douglas et coll., 2009renvoi vers). Aujourd’hui, les auteurs semblent unanimes dans un appel à en finir avec les approches décontextualisées et simplifiées. La source d’inspiration est à rechercher notamment dans les approches dites de « littéracie émergente » (Katims, 2000renvoi vers). S’il est vrai que la DI impacte des processus cognitifs complexes engagés dans l’apprentissage de l’écrit, il serait en revanche faux de penser fournir une aide en découpant la complexité de cet apprentissage et en le concevant comme une maîtrise successive de sous-compétences. En effet, ce mode d’enseignement modulaire passe par des tâches réalisées isolément (travailler le phonème et le graphème « a », faire une série de bâtonnets sur une feuille lignée, etc.) qui présentent l’inconvénient majeur de ne pas en véhiculer le sens qui doit être rendu accessible aux élèves avec DI lors de chaque tâche proposée. Les méthodes recommandées sont holistes, elles seront efficaces à la condition de remplir certains critères. Premièrement, à l’instar des recommandations de Allor et coll. (2009renvoi vers), les méthodes doivent être intensives et structurées et engager l’apprenant dans les différentes composantes de l’apprentissage en littéracie. Aussi elles doivent permettre l’accès au sens ; combiner toutes les composantes de l’apprentissage en littéracie (communication orale, conscience phonologique, système/code écrit, graphème-phonème assemblage/segmentation, vocabulaire, compréhension…) ; fournir des stratégies pour aborder, faire et extraire du sens du code ; offrir des chances d’appliquer des connaissances apprises et rendre les liens explicites. Deuxièmement, l’élève avec DI doit pouvoir bénéficier d’un programme personnalisé qui tiennent compte de son niveau dans différentes composantes. Cela revient à mettre au centre la capacité des enseignants à travailler dans la zone proximale de développement et éviter ainsi de perdre son élève soit par des tâches dépassant ses compétences, soit par la démotivation engendrée par la répétition. Troisièmement, l’évaluation de la progression de chaque élève a toute sa place. Elle permet à l’enseignant de planifier son enseignement et donne à l’élève des balises sur le chemin à parcourir vers la maîtrise de compétences en littéracie. Enfin, la définition de la littéracie au sens restreint concerne l’apprentissage de la lecture et de l’écriture et il n’est pas souhaitable de les tenir à distance l’un de l’autre. Au contraire, il faut les considérer comme deux piliers des progrès en littéracie se renforçant l’un l’autre : en écrivant, on apprend à lire et vice et versa.

L’âge adulte

La vie continue après l’école et elle est facilitée et enrichie lorsque l’on peut l’affronter avec des compétences en littéracie. Les conséquences positives de disposer de ces compétences sont mises en évidence, par exemple, dans une étude de l’OCDE (2013renvoi vers) : une meilleure santé, un lien social plus fort et des possibilités élargies de contribuer à la vie politique. En ce qui concerne plus particulièrement les personnes vivant avec une déficience intellectuelle, les processus d’exclusion les mettent à risque d’expérimenter un niveau de solitude élevé. Or, on connaît aujourd’hui, peut-être encore plus fort qu’hier, le sentiment d’appartenance sociale que peut procurer l’échange médié par le code écrit. En outre, Jobling (2001renvoi vers), Buckley et Bird (2002renvoi vers) et Van Kraayenoord et coll. (2002renvoi vers) soulignent l’impact positif de la pratique de la lecture et de l’écriture en termes d’estime de soi, d’autonomie dans la vie quotidienne et d’enrichissement grâce à la participation à des activités de loisirs. D’autres études confèrent à la littéracie un rôle important de la qualité de la vie perçue, de par ses dimensions pratiques de manipulation et de compréhension ainsi que par ses dimensions émotionnelles notamment d’estime et de valorisation de soi (Moni et Jobling, 2000renvoi vers et 2001renvoi vers).
Le principe de non-discrimination des personnes avec DI leur ouvre le droit à l’accès à la formation continue, à l’apprentissage tout au long de la vie7 . Ainsi, à l’entrée dans la vie adulte, même si le niveau atteint en littéracie est rudimentaire, il semble que ce ne soit pas le moment d’abandonner d’autant plus que l’âge adulte serait un moment propice à cet apprentissage (Boudreau, 2002renvoi vers). À cet égard, Browder et coll. (2006renvoi vers) appellent les formateurs à se souvenir que la DI rallonge les temps d’apprentissage et qu’il leur revient la responsabilité d’offrir plus à ces personnes nées avec un bagage cognitif moins efficace, de ne pas fixer les limites a priori et à leur donner les stimulations nécessaires à tout maintien ou développement de nouveaux savoirs.
D’autres auteurs vont jusqu’à appeler à une redéfinition de la littéracie « fairplay » qui ne marginalise pas les personnes vivant avec une DI, dévalorisées en raison de leur illettrisme. Atteindre cet objectif passe par une prise en compte de ce que font les personnes avec la littéracie dans leur quotidien. On sort d’une définition en niveau de capacité pour en construire une autre qui met en avant et porte un intérêt sincère aux expériences quotidiennes et qui valorise les multiples manières de déployer ces compétences dans différents contextes (Morgan et coll., 2011renvoi vers). Cette perspective engage la recherche à se faire participative pour recueillir à partir de la parole des personnes concernées ce que signifie pour elles leurs pratiques engageant de la littéracie. Par ailleurs, la recherche doit aussi permettre d’élaborer des dispositifs d’apprentissages qui soient des contextes porteurs du développement de recours à la littéracie qui fassent sens pour ces personnes.
Ce droit à l’apprentissage durant la vie adulte est concrétisé dans une offre de cours de perfectionnement en littéracie proposés par des départements universitaires ou par des associations de défense du droit des personnes handicapées8 . Ces cours sont construits à partir de ces principes de respect des besoins individuels des personnes en matière de compétences et d’utilisation au quotidien de la littéracie. Comme pour la formation des adultes sans déficience, il est important d’utiliser un matériel et des méthodes non infantilisants. Ces formations doivent être des contextes qui permettent aux participants d’augmenter leur niveau d’autonomie (dans le sens d’indépendance dans l’accomplissement de tâches) et d’autodétermination (dans le sens d’avoir un contrôle sur son processus d’apprentissage) et les objectifs fixés doivent faire sens pour eux. À noter encore la nécessité de connaître et de mettre à disposition des adultes avec DI les nombreux moyens auxiliaires qui peuvent venir en aide aux apprentissages et aux pratiques en littéracie (Corley et Taymans, 2002renvoi vers).

L’âge avancé

Leclair Arvisais et Ruel (2009renvoi vers) soulignent l’importance de prendre désormais en compte la longévité des personnes avec DI. Cette augmentation de l’espérance de vie ouvre à ces personnes une nouvelle tranche de vie qui pose des défis de santé particuliers. Le vieillissement entraîne fréquemment une complexification de la gestion de la santé demandant une attention plus vigilante et des actes de protection de sa santé propre (comprendre le vieillissement, promouvoir et protéger sa santé, savoir adapter ses activités professionnelles et de loisirs, choisir une solution d’hébergement adéquate, se préparer à la perte de proches et à sa propre mort, p. 109). Même si on peut admettre que le niveau de dépendance de la personne vieillissante à l’égard de son entourage a tendance à augmenter, le droit à l’autodétermination est une perspective à maintenir tout au long de la vie. Rappelons que l’autodétermination est un des facteurs essentiels à la qualité de vie ressentie par la personne (Wehmeyer et Schwartz, 1998renvoi vers). On entrevoit ici aisément les obstacles à accéder aux informations pertinentes fréquemment véhiculées par écrit que crée un faible niveau en littéracie conjointement à un effort insuffisant pour simplifier l’information importante à comprendre de la part des prestataires (Leclair Arvisais et Ruel, 2009renvoi vers ; Chinn, 2014renvoi vers).
En conclusion, des théoriciens comme Vygostky et Bowlby ont contribué à une conception de l’Homme mettant en avant, parmi ses spécificités, celle d’être avant tout un être social de la seule espèce à posséder un langage qu’il a su détacher de l’immédiat grâce au véhicule que constitue le code écrit. Cet être social construit son identité en puisant dans une culture d’abord amenée, rendue accessible par l’entourage humain, intégrée puis partagée non seulement par le langage oral mais aussi par la langue écrite. Dans l’histoire, ce véhicule a été l’apanage des « puissants » et petit à petit le code écrit a été rendu accessible largement. Il reste encore à lutter contre l’illettrisme et faire des efforts tout particuliers afin de le rendre accessible aux personnes arrivées au monde avec une vulnérabilité intellectuelle. Ceci passera par une modification effective de la représentation de la place sociale de ces personnes, de leur potentiel d’apprentissage et de leurs droits, de progrès dans les méthodes d’apprentissages et de la formation des formateurs. ll est, en outre, nécessaire de poursuivre une réflexion quant à la dévalorisation sociale que risquent toutes les personnes illettrées. Un élément de réponse serait peut-être de suivre la recommandation d’élargir la définition de la littéracie à sa dimension sociale et de mettre en avant les contributions que peuvent apporter ces personnes à la vie collective. Ces contributions peuvent aussi passer par d’autres média qu’une maîtrise parfaite de la littéracie. Je terminerai en soulignant la responsabilité sociale de construire un monde selon le principe du design universel, ce qui en matière de littéracie signifie de rendre plus accessible le code écrit.
Britt-Marie Martini-Willemin,
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation de l’Université de Genève,
Section des Sciences de l’Éducation (Suisse),
Groupe de recherche : MEDASI (Métacognition, évaluation dynamique
de l’apprentissage, compétences socio-adaptatives et inclusion)

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