Témoignage

Témoignage

Jean-Paul Debeaupuis

Témoignage écrit recueilli en avril 2020

 

 

Milieu familial et socio-professionnel

Enfant du « baby-boom », j’ai conservé les carnets de tickets de rationnement qui furent émis à mon nom. Ils avaient encore cours lors de ma conception mais devinrent caducs peu après ma naissance et mes parents me les ont transmis. Je suis né dans une petite ville de la région parisienne, Le Vésinet, oasis de verdure et d’air pur précisait la flamme des PTT du temps de mon enfance. Un lieu si attachant que j’y vis encore.

J’ai toujours aimé apprendre. J’ai donc eu de bons rapports, dans l’ensemble, avec le corps enseignant – pour peu que le programme scolaire coïncide avec mes centres d’intérêt, j’étais très bon élève. Pas dissipé car plutôt docile, je fus parfois jugé peu attentif, rêveur, voire « paresseux » par certains professeurs qui n’avaient pas su capter mon intérêt. Je traversai l’enseignement primaire sans histoire, j’allai au lycée sans enthousiasme car mes meilleurs copains entraient au cours complémentaire. Plutôt solitaire, peut-être parce que fils unique, contemplatif et « intello » j’avais entrepris la rédaction de plusieurs livres avant l’âge de douze ans. Assez bon en « gym » aussi, ce qui facilitait les liens de camaraderie. Très bon en dessin (j’ai toujours eu le premier prix) mais sans un réel talent d’artiste, pas vraiment « matheux » mais obligé d’assurer car je visais les filières scientifiques, j’aimais surtout les Sciences de la Vie, les « Sciences-Nat », je dirais même « l’Histoire Naturelle » sans la connotation vieillotte qui en émane. Mes parents n’étaient pas des intellectuels mais ils avaient tous deux le certificat d’études et l’esprit ouvert ; ils m’approvisionnèrent en livres de toutes sortes et même s’ils ne comprirent pas toujours mes choix (et moins encore les incertitudes du parcours scientifique), ils m’encouragèrent toujours. Ne pouvant pas me conseiller, ils laissèrent ce soin à des amis. Ainsi, un ancien de Centrale (l’École !) sorti major de sa promotion ou presque, donc a priori de bon conseil, me déclara à l’approche du Bac : « les Sciences naturelles, c’est le prix Nobel ou rien ! Si tu aimes le concret, la matière, fais de la Chimie ». Il avait alors un poste important à l’Institut Français du Pétrole. À son corps défendant, il faut rappeler que, excepté la médecine, la biologie n’était pas « porteuse », l’environnement n’était pas d’actualité, les biotechnologies n’existaient pas, l’écologie n’était pas encore une discipline reconnue, moins encore une idéologie et les réformes universitaires qui suivirent les événements de 68 n’avait pas eu lieu.

Une étape décisive dans ce qui n’était pas encore une carrière mais allait le devenir fut un « job d’été » dans le laboratoire d’analyses de la Société Lyonnaise des Eaux et de l’Éclairage qui se trouvait au Pecq, à quelques coups de pédales de chez moi. J’y passai six semaines d’été en 1967 et y revins l’année suivante. Je sus alors que la vie au laboratoire était faite pour moi.

 

Les premières années de formation, de la fin des années 1960 au début des années 1970

L’obtention du diplôme de l’École Supérieure de Chimie de Paris (1971) incluait un long stage pratique en milieu professionnel. J’avais choisi de l’accomplir dans un service de la Faculté des Sciences de Paris, quai Saint Bernard, où l’on étudiait la Physiologie Comparée. J’étais censé m’initier au travail de recherche. Mes « manips » portaient sur l’analyse de polysaccharides. L’élève chimiste que j’étais essayait alors d’échapper à cette discipline pour retrouver ses chères sciences naturelles. Les polysaccharides étaient un moyen. Plus que l’étude des sucres eux-mêmes, je glissai subrepticement vers l’étude des enzymes qui les élaborent ou les métabolisent. Et pour prendre encore plus de distance, je m’orientai vers la régulation de ces voies métaboliques par les hormones.

Je trouvai dans ce laboratoire dirigé par le professeur Alfred Jost (il deviendra peu après professeur au Collège de France, membre puis secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences) et animé par des assistants et des maîtres-assistants dont certains feront de brillantes carrières à l’Inserm, un accueil chaleureux, une initiation enthousiaste, une formation solide au point que, le diplôme acquis et mon stage terminé, j’acceptai de le prolonger d’un an. Le « deal » était honnête : une année d’expérience supplémentaire pour moi, un diplôme (Diplôme d’Études Supérieures de Sciences Naturelles) délivré par la Faculté des Sciences, un mémoire et peut-être une publication à la clé. Pour le laboratoire, un employé (bon marché puisque pas rémunéré) commençant à être efficace et bien connu puisque jaugé déjà durant quatre mois. Rompant définitivement avec les obligations de l’École de Chimie, je fis un pas supplémentaire vers la biologie en travaillant sur les animaux de laboratoire, activité qui n’était pas ce que je préférais mais où une certaine dextérité naturelle me fut bien utile pour réaliser des interventions parfois délicates.

Le 4 juillet 1972, je soutenais mon mémoire de DES "Activité et contrôle endocrinien des amylo- 1,4/1,6 trans-glucosidases du foie fœtal de Rat". Outre Alfred Jost qui présidait, le jury était composé de Serge Jard professeur au Collège de France et René Vaillant qui s’apprêtait à prendre la chaire de Physiologie Animale à Rouen et avait dirigé mon travail. J’aurais volontiers poursuivi dans cette voie, dans cette équipe, mais moins d’un mois plus tard, je me retrouvais sous les drapeaux, en Allemagne, pour une parenthèse d’un an. Un antimilitarisme quasi inévitable dans le contexte post-soixante-huitard et une légèreté coupable m’avaient fait renoncer aux EOR et manquer les opportunités de servir dans des structures scientifiques, relevant de l’Armée ou non. J’accomplis donc un service militaire traditionnel dans les Transmissions (j’appris le Morse !) avec un peu de distraction consistant à donner des cours de chimie et de sciences naturelles à des appelés désireux de profiter de leur présence sous les drapeaux pour passer le Bac.

Je retournai à la vie civile en août 1973 et attendis sereinement le 1er octobre, date à laquelle, je devais intégrer le centre de recherche d’un grand groupe industriel français, premier de sa catégorie dans le monde des cosmétiques. Les relations internationales se liguèrent pour m’en empêcher. Une guerre Israélo-Arabe en septembre, entraînant un embargo général sur les produits pétroliers provoqua une crise mondiale sans précédent. À mon modeste niveau, c’est la création du poste que je devais occuper qui fut reportée sine die. Comprenant que j’allais être au chômage pour plusieurs semaines, sinon plusieurs mois – ce qui n’était pas fréquent alors, heureuse époque ! – je cherchai à proximité de chez moi un emploi même temporaire. J’en trouvai un au Vésinet même. Le destin tient à peu de chose. L’Unité de Toxicologie alimentaire était la seule formation du Centre de recherche Inserm du Vésinet à proposer un numéro de téléphone dans l’annuaire des PTT. J’obtins immédiatement son directeur, le Dr Philippe Lafont, qui me reçut dès le lendemain. Le lundi suivant, je débutais.

 

Dans l’équipe de l’Unité de Toxicologie alimentaire du Vésinet

Après trois mois de vacations (contrats d’un mois renouvelables, payés avec 3, 4 voire 6 mois de retard !) et un travail plutôt intéressant, j’obtins de mon chef de service un accord tout à fait officieux : continuer à travailler dans l’Unité et consacrer une partie de mon activité et des résultats à préparer une thèse. Celle-ci m’occupera durant cinq ans à mi-temps. Entre-temps, une procédure d’intégration progressive des « hors-statut », décidée à l’Inserm peu après mon entrée dans le service, me permit d’obtenir au bout de cinq ans un poste fixe. À l’époque, il s’agissait d’un emploi de contractuel de droit civil. Malheureusement, l’inscription dans le processus étant intervenue avant la fin de la thèse, mon intégration se fit sur un poste de technicien supérieur (1B).

Concrètement, mon rôle dans l’équipe fut d’introduire un arsenal de techniques de chimie nécessaires à l’extraction et la purification de métabolites fongiques soupçonnés d’avoir des propriétés toxiques. Ce furent principalement des méthodes de chromatographie liquide. Les molécules extraites des cultures fongiques étaient purifiées, caractérisées sommairement puis conditionnées soit pour être transmises à des équipes associées qui les appliqueraient à des essais biologiques, soit adressées à des laboratoires d’analyses structurales qui en étudieraient la structure fine. La tâche du laboratoire était aussi de déterminer les conditions optimales de production de ces toxines par les Micromycètes, autrement dit, des moisissures. Il s’agissait de mettre en œuvre des méthodes de chimie organique assez loin de celles concernant les glucides mais encore familières, les cours de Chimie n’étant pas si éloignés.

Je fus cosignataire d’une quinzaine de publications. Après la première proposée aux Comptes Rendus des Séances de l’Académie des Sciences (1978), j’obtins qu’elles soient proposées dans des revues internationales. Elles furent toutes acceptées. Certaines des substances ainsi isolées et caractérisées furent reconnues extrêmement toxiques. Mais on ne le sut qu’après les avoir longuement manipulées.

Équipe atypique et toujours un peu en délicatesse avec la hiérarchie et les commissions scientifiques, l’Unité de Toxicologie Alimentaire fut menacée de fermeture dès la disparition prématurée de son protecteur, le professeur Jean Trémolières, pionnier de l’Institut National d’Hygiène (INH), patron de l’Unité 1 de l’Inserm et directeur scientifique de l’ISTA (Institut scientifique et technique de l’alimentation) qui finança mes vacations jusqu’à mon intégration dans les effectifs de l’Inserm en 1979. L’Unité fut alors transformée en Service Commun Régional (SCR. 8) puis en Service Commun (SC. 28). J’eus tout juste le temps de terminer mon travail de thèse (que j’effectuais en partie à l’Université de Jussieu dans plusieurs services qui mettaient leurs équipements à notre disposition (chromatographie en phase gazeuse, spectrométrie de masse, Résonnance Magnétique Nucléaire) ou dans des services hospitaliers (Tenon, Gustave Roussy, Créteil). Je soutins mon mémoire (doctorat de l’Université Pierre & Marie Curie) le 12 juin 1979 devant un jury composé de Paul Mazliak, président, professeur de Physiologie cellulaire à Paris 6, Gilbert Bompeix, professeur à Paris 6, Antoine Trémolières, chercheur au Phytotron de Gif-sur-Yvette et le docteur Lafont, mon patron. Intitulé « Contribution à l’étude des métabolites toxiques d’Aspergillus fumigatus » le mémoire regroupait le contenu de cinq publications consacrées à des sujets « non essentiels » que mon chef de service m’avait « abandonnés » mais qui avaient, entre autres, servi à développer un ensemble de techniques d’analyses qui furent appliquées avec succès aux sujets majeurs pour l’Unité et firent aussi l’objet de publications.

L’analyse structurale des molécules que nous isolions était confiée au service de chimie organique structurale du Pr Jean-Jacques Basselier à Jussieu. Un moment mérite d’être raconté ici. Il se situe au début de l’année 1980. J’avais passé de longues semaines à purifier quelques milligrammes de quatre composés qui m’intéressaient particulièrement. Je les avais ensuite portés au laboratoire de l’université, Quai Saint Bernard. Quelques jours plus tard, une bande d’individus força la porte du labo en question. Celui-ci arborait la mention « Résonance Magnétique Nucléaire » et ce fut sans doute pourquoi ils hurlèrent « à bas le nucléaire ! », saccagèrent quelques locaux et provoquèrent un début d’incendie. L’effet conjugué de ces manifestants et des pompiers qui prirent la suite réduisit à néant des mois de travail. À l’époque, les analyses n’étaient pas enregistrées sur ordinateur mais sur des rouleaux de papier qui furent réduits en charpie… L’amertume ressentie à l’époque a certes fondu au fil des ans, mais le souvenir reste vif.

Ces composés ne faisant toutefois pas partie des priorités de mon service, ils furent délaissés lorsque le SC. 28 dut se concentrer, à partir de 1980 sur quelques sujets jugés prioritaires. Je dus renoncer à la plupart des collaborations nouées au cours des années écoulées. Espérant une rapide promotion comme ingénieur de recherche (j’étais inscrit sur les listes 2A « aux diplômes » et 1A « aux dérogations » à cause de la dizaine d’articles cosignés comme premier ou dernier auteur), je m’y voyais déjà.

 

Recherches, publications et présentations sur les mycotoxines

À cette époque, je ne doutais de rien. Occupant un modeste poste technique (1B), j’envoyais des mémos aux présidents des CSS ou du Conseil scientifique pour expliquer l’intérêt d’étudier le métabolisme des champignons, sujet méprisé alors et souffrant d’une mésentente chronique entre les responsables de ces disciplines à l’Inserm, au CNRS et à l’INRA. J’avais une vision assez large de la thématique. De 1983 à 1986, j’ai publié dans une petite revue spécialisée Microbiologie – Aliments – Nutrition plus d’une centaine d’analyses d’articles sur toutes les approches du thème des mycotoxines, de  l’agriculture  à  l’écologie,  de la chimie structurale à la cancérogenèse et pour autant que je le sache, les lecteurs appréciaient. Je poursuivrai occasionnellement ce type de travail à Pasteur pour le Journal de Mycologie Médicale.

Jean-Paul Debeaupuis, Philippe Lafont et le professeur Jean Jacquet de l’Académie de Médecine (de dos) aux Journées d’Études de la Société de Microbiologie et d’Hygiène de l’Alimentation, Paris, 24 octobre 1984.

Jean-Paul Debeaupuis, Philippe Lafont et le professeur Jean Jacquet de l’Académie de Médecine (de dos)
     aux Journées d’Études de la Société de Microbiologie et d’Hygiène de l’Alimentation, Paris, 24 octobre 1984.
     © Photographie tirée de la collection personnelle de l’auteur.

Je fus écouté à défaut d’être entendu, reçu par plusieurs personnalités. L’entretien avec Pierre Douzou (professeur au Muséum d’Histoire Naturelle, il présidait alors un programme national en Biotechnologies) de plus d’une heure, fut humainement et scientifiquement passionnant, celui avec Jean-Paul Lévy, membre du CODIS, fut plus bref et peu encourageant. Le souvenir des autres s’est perdu avec les notes que j’avais prises. Peut-être étais-je abusé par ma situation dans le laboratoire. Au sein d’une équipe comptant deux médecins-chercheurs, trois techniciens bactériologistes et mycologue, j’avais l’initiative sur toute la chimie, préparative et analytique, qui ne cessait de se développer grâce à l’acquisition de matériels nouveaux, innovants parfois, et tout le monde me reconnaissait une position de chercheur – rémunération exceptée. Mon exemple fit des émules puisque les autres techniciens du service reprirent leurs études, l’un en 3e cycle, l’autre aux cours du CNAM. Le laboratoire reçut aussi plusieurs stagiaires d’écoles techniques telles que l’École Supérieure de Chimie de Paris (ESCP) ou l’École Supérieure des Techniques de Biologie Appliquée (ESTBA) et un thésard, ce qui, avant mon exemple, n’était jamais arrivé. Parmi ces stagiaires se trouvait celle qui, plus tard, devint ma femme.

En 1982, je fis ma première présentation en congrès, dans le grand auditorium d’un hôtel de la porte Maillot, devant plusieurs centaines de personnes. Il s’agissait de résultats préliminaires sur l’emploi d’embryons de poissons (Brachydanio rerio) dans la mise en évidence d’effets toxiques, génotoxiques et tératogènes de mycotoxines. Je fondais beaucoup d’espoir sur ces résultats prometteurs mais ils n’eurent pas de suite. En 1984, notre service fut « fermé ». Il n’avait plus d’existence administrative mais, disposant encore de financements privés, il survécut quelques mois.

 

Transitions entre l’Inserm et l’Institut Pasteur

Ayant appris qu’Huguette Cohen, spécialiste des mycotoxines d’Agriculture Canada était en France, je pris contact et lui rendis visite dans le laboratoire que l’École Polytechnique, à Palaiseau, avait mis à sa disposition. Elle connaissait mon travail et m’invita à la rejoindre. Il s’agissait de détecter dans la nature les mycotoxines utilisées comme armes chimiques ! Un sujet « chaud » et très confidentiel à l’époque, financé par le ministère de la Défense. Ne doutant toujours de rien, j’adressai à Philippe Lazar, notre directeur général, une lettre disant en substance « Mon Unité est en fermeture administrative. Je n’ai plus de travail. Donc, si on a besoin de moi, on me trouvera à Polytechnique auprès de Mme Cohen qui souhaite mon aide dans les recherches qui lui ont été confiées. » Dix jours plus tard, la direction de Polytechnique recevait  la  décision  du  DG  me  détachant  auprès  de  Mme Cohen. Une officialisation bien utile car, à partir des attentats de septembre 1986, l’accès au campus de Polytechnique devint très réglementé.

Je passai six mois à Palaiseau, consacrant un peu de temps à échafauder des plans avec un professeur de Jussieu, un oncologue de Villejuif, une chimiste Canadienne dans l’espoir d’obtenir une place dans l’une ou l’autre de ces équipes qui toutes me réclamaient et aspiraient à être créées ou renforcées, sous l’égide de l’Inserm ou du CNRS. Mais l’Inserm n’en voulait pas. Finalement, le Secrétaire Général de l’Inserm, Michel Dodet, me convoqua rue de Tolbiac pour me convaincre d’accepter d’aller travailler à l’Institut Pasteur ! Entre-temps, une profonde réforme des statuts du personnel de l’Inserm avait eu lieu. Nous avions été intégrés à la fonction publique comme agents titulaires et j’étais devenu ingénieur d’études avec en perspective une longue trajectoire de fonctionnaire, jalonnée de nombreux échelons assez courts. Une évolution qui rassurait mon foyer où un puis deux enfants me rendaient plus sensible aux conditions matérielles de la vie. Cette promotion n’en était pourtant pas vraiment une puisqu’à la veille de passer 2A ou 1A dans l’ancien système contractuel, le nouveau statut me faisant ingénieur d’études m’obligeait à patienter 10 ans (!) avant de pouvoir me présenter au concours d’accès au rang d’ingénieur de recherches auquel, pourtant, mes diplômes me donnaient droit depuis 1979.

Intégrer l’Institut Pasteur n’était pas, en 1986 et dans ma situation, un choix évident. L’Institut Pasteur, à la veille de célébrer son centenaire, n’avait pas la situation florissante qu’il connaît aujourd’hui. Il avait même traversé, quelques années auparavant, un passage difficile, contraint d’abandonner son secteur « production » pour obtenir de l’État le soutien de son secteur recherche. Son Unité de Mycologie avait une solide réputation mais si on y étudiait l’Aspergillus fumigatus, mon modèle de thèse, c’était sous un angle totalement différent du mien. Choisir de m’engager dans cette voie, c’était renoncer définitivement à la recherche sur les mycotoxines, thématique où j’étais un peu connu à l’international. Pour me décider, j’eus droit à une véritable opération de séduction de la part du chef d’unité, le professeur Édouard Drouhet qui me promit « monts et merveilles » un matériel auquel je n’avais jamais osé rêver (un système d’analyse de chromatographie HPLC piloté par ordinateur) et une grande liberté de choix quant à l’équipe de l’unité à laquelle je m’intégrerai. Il m’appela plusieurs fois chez moi pour connaître ma décision, ajoutant des arguments toujours plus alléchants. Grâce à Mme Cohen, à Polytechnique, j’en savais plus sur le devenir de l’Unité de Mycologie de Pasteur que son personnel ! Je savais que le professeur Drouet avait obtenu de rester à son poste de chef d’Unité quelques mois au-delà de la limite d’âge pour participer en tant que tel aux festivités du Centenaire en 1988. Je savais qu’il serait remplacé ensuite par le professeur agrégé Bertrand Dupont. Je savais enfin que celui-ci espérait voir l’Unité de Mycologie devenir une Unité Inserm pour s’assurer un surcroit de financements. Mon arrivée pouvait faciliter cette évolution. Je fis en sorte de le rencontrer avant de faire mon choix. Il me confirma tous les engagements du professeur Drouhet et, tous mes autres projets étant « tombés à l’eau », Mme Cohen repartant pour le Québec, je choisis Pasteur. Le 1er janvier 1987, je devins Pasteurien.

 

20 ans à l’Institut Pasteur, 1987-2007

La page pasteurienne de ma vie a duré plus de 20 ans. Mieux qu’un épisode du parcours professionnel, c’est une tranche de vie. En faire de récit chronologique serait possible mais il y eut tant de péripéties, tant de « rebondissements », tant d’évolution aussi bien dans mon travail que dans la vie du laboratoire et celle de l’Institut Pasteur que pour résumer je dirais « ce fut un long fleuve tranquille mais je ne le sus qu’après ».

La première tâche qui m’incomba fut de mettre en place des méthodes de dosage par HPLC de molécules antifongiques, potentiels médicaments, dans les liquides biologiques ou in vitro dans des expériences de métabolisation. J’avais bien reçu pour ce faire un matériel de pointe mais il avait fallu me trouver un local. Topographiquement, je n’étais pas auprès de ceux avec lesquels je collaborais. Inversement, j’étais au milieu d’un groupe qui faisait tout autre chose. Je sus très vite que le dosage des antifongiques serait ennuyeux : les méthodes étaient au point, il suffisait de les appliquer mais j’étais le seul à avoir le savoir-faire. Ma chance fut que le contrat qui devait financer l’étude soit transformé au dernier moment, les dosages devenant inutiles. Le chimiste organicien était au chômage. C’est alors qu’à la cantine – fort bonne – de Pasteur, mes voisins de locaux apprirent que j’y connaissais quelque chose à la chimie des « sucres ». Un galactomannane était au centre de leurs préoccupations. Je changeai alors de collègues et une collaboration de 20 ans se mit en place, menant à une centaine de publications avec une cinquantaine de stagiaires de plus de vingt nationalités, des millions d’euros obtenus de l’Europe, d’industriels, ou de diverses fondations. Une unité sera créée en 1992, l’Unité des Aspergillus.

Le chef de cette équipe s’appelait Jean-Paul Latgé. J’étais un peu plus jeune que lui, aussi je devins « Jean-Paul 2 ». Le rôle de chercheur qu’on me prêtait à l’Unité de Toxicologie alimentaire où il y en avait trop peu, ne s’imposait plus car la situation était fort différente à l’Unité de Mycologie puis à celle des Aspergillus où le problème était plutôt de faire entrer toujours plus de monde dans un local toujours plus plein de matériel toujours plus varié… et onéreux avec les mises en garde renouvelées du comité d’H & S pour dépassement d’effectif. Et les chercheurs ne manquaient pas.

Durant dix ans au moins, mon activité d’analyse chromatographique resta un des atouts maîtres de l’équipe. Puis, peu à peu, d’autres approches se firent jour, autour de la biologie moléculaire puis de la génomique auxquelles je m’intégrai avec une « adaptabilité » largement évoquée dans mes feuilles de notation !

En 1991, j’avais enfin eu le droit de concourir pour un titre d’ingénieur de recherche et je l’obtins somme toute facilement. Un des membres du jury, à la fin de ma présentation, me demanda : « vous n’êtes pas amer d’avoir dû attendre si longtemps ? » Que répondre ? Je ne me suis jamais ennuyé. Un renouvellement incessant de la thématique, une initiation continue à de nouvelles techniques, puis à de nouveaux concepts, le défilé ininterrompu de jeunes collègues de nationalités, de formation, de culture, tellement variées ont rendu ces vingt années toujours passionnantes. Je n’ai jamais eu le temps d’avoir des regrets.

Micromycète Aspergillus fumigatus © Inserm/Guého, Eveline, 1984

Micromycète Aspergillus fumigatus © Inserm/Guého, Eveline, 1984

 

Du laboratoire à l’administration, au siège de l’Inserm

Les meilleures histoires ont une fin. À partir de 2006, l’Unité vit partir les plus anciens de ses membres, des amis. Jean-Paul Latgé, devenu professeur à l’Institut Pasteur, était moins présent, moins disponible. Mon rôle moins central et des choix thématiques moins motivants me firent envisager d’aller voir ailleurs. Arrivé au dernier échelon de la première classe de mon grade, je n’avais plus grand-chose à prouver. Au printemps 2007, je résolus en quelques heures de tenter une dernière évolution de carrière : aller voir au Siège, comment s’organise, s’évalue, se programme la Recherche. Je répondis « pour voir » à une offre d’emploi du DAPS (Département Animation et Partenariats scientifiques) et rencontrai Marie-Catherine Postel-Vinay, sa directrice. Elle me proposa un autre emploi que celui qui avait retenu mon attention mais qui me parut intéressant : Il s’agissait de mettre en place des sites web des Programmes nationaux de Recherche (PNR). Fondés sur le modèle des bases de connaissance de l’Inserm, ces sites web auraient pour objectif de faciliter l’affichage des grands domaines de la recherche biomédicale répartis dans les PNR. La création des Instituts thématiques conduisit presque aussitôt à faire évoluer ce projet de sites web pour l’adapter aux nouvelles structures mises en place. Malgré la réticence de la DRH qui se demandait ce qu’un ingénieur « qui a passé toute sa carrière au milieu des éprouvettes » viendrait faire dans cette galère administrative, je pris le poste et entrepris de rencontrer les représentants de chaque PNR. Il s’agissait de servir moi-même d’interface entre les informaticiens purs et durs et les scientifiques ou médecins. Deux mondes, deux langages où beaucoup de termes sont de faux amis !

Depuis l’ordinateur reçu avec le matériel d’analyse à mon arrivée à Pasteur, jusqu’à cette mission nouvelle, j’ai beaucoup fréquenté les outils numériques et ce fut toujours avec plaisir et enrichissement. J’ai d’ailleurs, à maintes reprises, contribué à associer l’informatique à d’autres outils d’investigation. De la chromatographie à l’analyse d’image appliquée à l’immunochimie, à la génomique, à la microscopie, en passant par la mise en place des premières bases de données et par la création de sites web pour l’Unité des Aspergillus, pour des colloques ou les contrats de recherche internationaux, les occasions furent nombreuses et diverses.

J’abordai ma nouvelle mission (avec d’ailleurs le titre un peu opaque de « chargé de mission ») avec beaucoup d’intérêt et de bonnes intentions. Les nombreuses réunions, les ateliers avec des interlocuteurs de formation radicalement différente, les rencontres hebdomadaires en présence du DG, firent que la première année de cette nouvelle vie passa très vite. Et puis, en quelques semaines, la situation fut bouleversée. Christian Bréchot, laissa la place à André Syrota ; Marie-Catherine Postel-Vinay céda la sienne pour cause de retraite à Isabelle Henry et le DAPS disparut, conséquence d’une refonte de l’organigramme accompagnant le changement de direction ; il se métamorphosa en DESP (Département d’Évaluation et Suivi des Programmes). Plus grave me concernant, le projet de sites web des PNR, sans disparaître tout à fait, devint accessoire, beaucoup plus modeste dans ses contenus. Dès lors, ayant renoncé au dernier rêve, caressé en quittant le laboratoire pour l’administration proche de la direction, de décrocher la « hors classe », je passai mes deux dernières années de vie professionnelle à jouer les utilités au sein du DESP. La construction, puis la maintenance (veille) et l’adaptation de la base de connaissance Alcool rattachée à la Mission Alcool & Addiction qui faisait suite au PNR Alcool (2006-2008) fut une de mes tâches. D’autres projets d’espaces web pour la cellule support ANR de l’Inserm au sein du DESP et pour les Comités d’Interface Inserm/Sociétés de Spécialités médicales m’occupèrent jusqu’à ce que mes droits à pension soient effectifs, en avril 2012. Je les fis valoir avec six mois d’avance pour pouvoir remplir utilement mes obligations associatives au Vésinet. Cette autre passion nourrie par la recherche en Histoire d’une part, par l’élaboration collective de règlements protecteurs de l’Urbanisme et du Patrimoine de l’autre, m’occupe désormais.

Ce récit est écrit par le témoin, à la suite d’échanges avec Céline Paillette.
     Ces propos n’engagent que la responsabilité du témoin.

Le lien vers la notice bibliographique : http://hdl.handle.net/10608/10629